Quentin Dickinson, aujourd'hui vous voulez tenter de répondre à la question : pourquoi POUTINE et ses amis ne nous aiment- ils pas, nous les gentils Européens ?
L’obsession – bien compréhensible – des régimes autoritaires, c’est d’empêcher tout soulèvement de leur population contre eux. Les outils à la disposition des dictateurs s’appellent le mensonge d’État et la terreur. Rien de nouveau sous le soleil, à cela près qu’aujourd’hui, le totalitarisme a à sa disposition les technologies informatiques qui permettent un contrôle quasi-individuel des citoyens par leurs déplacements et leurs dépenses, leurs écrits et leurs paroles.
Et il faut aussi convaincre les populations de ces pays que leurs maîtres les protègent de menaces, évidemment imaginaires
Vous avez raison : un pouvoir dictatorial a besoin d’un épouvantail insaisissable, responsable de tous les maux, généralement dus en fait à la gestion chaotique du pays. Les ruptures d’approvisionnement énergétique, les pénuries alimentaires, les infrastructures inadéquates – derrière tout cela, dont la propagande officielle ne peut évidemment pas nier la réalité, derrière tout cela, agirait la main malveillante de l’Ennemi extérieur et de ses séides, les ennemis de l’intérieur qu’on peut aisément désigner à la vindicte populaire. Ce sont les juifs, notamment en Allemagne nazie ; ce sont les Indiens dans l’Ouganda d’Idi Amin DADA ; de nos jours, ce sont les tziganes dans les Balkans et les immigrés en Europe.
L’Europe, justement, vous pensez qu’elle fait partie de ces épouvantails utiles, qu’on présente comme acharnés à la perte de la Russie, mais aussi de la Chine, de l’Iran, de la Corée du Nord, notamment ?
Oui, l’Europe, et plus largement les États-Unis et l’Occident, jouissent d’un niveau de vie, d’insouciance, et de confort, qui n’est certes pas parfait, mais qui, par contraste, met cruellement en lumière la pénibilité de la vie quotidienne dans les dictatures. Il ne faut pas chercher plus loin les raisons profondes de l’invasion russe de l’Ukraine, coupable de s’occidentaliser et d’améliorer depuis une dizaine d’années le sort de ses citoyens, qui sont d’ailleurs nombreux à avoir de la famille en Russie, lesquelles familles n’ignorent rien de cet essor ukrainien, et le font savoir autour d’elles. C’est donc ce que nous sommes qui dérange.
Justement, comment les Russes s’y prennent-ils pour tenter d’affaiblir et de discréditer l’Europe ?
Ils ont la menace militaire, ils ont le sabotage physique de nos infrastructures, ils ont leurs pirates informatiques. Mais ils ont aussi et surtout la désinformation des citoyens des pays démocratiques, qui est une arme infiniment plus difficile à contrer. Et ils peuvent compter sur l’activisme d’Européens, persuadés que le Kremlin est dans son droit, et qui constituent collectivement un formidable régiment de propagande sur les réseaux sociaux et dans les médias. Le principal théoricien de cette quadruple attaque simultanée, c’est le Général Valeri GUERASSIMOV, l’actuel chef d’état-major de l’ensemble des forces armées russes.
Alors, quelles sont les risques que la stratégie et l’action du Kremlin l’emportent ?
En réalité, l’efficacité de la désinformation est réelle mais, répétitive par nature, tend à s’estomper avec le temps ; et les risques militaires sont assez faibles. Car le raisonnement de M. GUERASSIMOV est parfait et redoutable sur papier, mais les réalités sont autres.
Plus personne ne peut prendre ses troupes pour la deuxième armée du monde, comme il le proclamait fièrement jusqu’au 24 février de cette année. Les forces militaires russes pâtissent structurellement d’un niveau décisionnaire trop élevé sur le terrain, cause de perte de temps et d’efficacité ; d’une incapacité à faire travailler ensemble l’aviation et les unités terrestres ; d’un entretien fortement lacunaire des matériels et des munitions ; de graves défauts de conception de leurs blindés ; et d’un désintérêt total pour la vie de leurs propres hommes, dont le peu de volonté de se battre contraste avec la forte motivation de leurs adversaires ukrainiens.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : nous jouons en Ukraine la survie de notre modèle de société ouverte et démocratique. Dans les faits, la Troisième guerre mondiale a commencé en 2014 et nul ne sait quand ni comment elle se terminera.
Entretien réalisé par Laurence Aubron