L'édito européen de Quentin Dickinson

Les fantômes du Kremlin

Photo de Max Avans - Pexels Les fantômes du Kremlin
Photo de Max Avans - Pexels

Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.

Cette semaine, Q(D), vous voulez nous intéresser à un détail – qui n’en est peut-être pas un – de la situation économique de la Russie…

Au début de l’invasion russe de l’Ukraine existait un consensus chez les observateurs : l’imposition de sanctions économiques contre MOSCOU constituait une redoutable vis qu’il suffisait de serrer progressivement pour ramener Vladimir POUTINE à la raison (et à la maison).

Clairement, ce double objectif n’a pas été atteint : les Russes tiennent toujours quelque vingt pour cent du territoire ukrainien, et l’économie russe fait preuve d’une résistance inattendue.

Comment expliquer alors cette relative bonne santé économique de la Russie ?...

Elle est en effet inexplicable – sauf à supposer qu’elle n’existe pas.

Que voulez-vous dire, Q(D) ?...

D’abord – et c’est l’évidence – qu’il convient de ne jamais prendre pour argent comptant les statistiques officielles en provenance du Kremlin. Mais aussi qu’on peut s’étonner que la Russie puisse se permettre de mener une campagne militaire irresponsablement coûteuse sans que cela obère le moins du monde les comptes publics.

On note en particulier que le budget alloué aux forces armées, certes très élevé, est resté sans grand changement depuis trois ans que dure la guerre en Ukraine ; au cours de cette période, ce budget n’aura augmenté que de 41 milliards d’Euros pour atteindre actuellement les 242 milliards.

On évoque le passage de la Russie à une économie de guerre, mais l’on n’en voit pas la trace.

Comment les Russes font-ils dans ces conditions pour financer la guerre ?...

C’est un peu comme la flotte-fantôme de pétroliers briseurs de l’embargo international sur les exportations russes d’hydrocarbures (briseurs aussi, à l’occasion, de câbles et d’oléoducs sous-marins) : il suffit d’organiser une cagnotte-fantôme.

D’accord, mais l’argent doit bien sortir de quelque part ?...

C’est un décret présidentiel, promulgué au surlendemain du déclenchement de la guerre, qui apporte l’explication : toutes les banques de Russie, les établissements privés aussi bien que les entités financières publiques, sont obligées de prêter (à des taux miraculeusement bas) à toute entreprise du secteur militaro-industriel (au sens large) qui en ferait la demande. Ceci implique aussi d’alimenter le tiroir-caisse d’entreprises qui n’ont objectivement aucune chance réaliste de rembourser un jour les sommes perçues.

Et les résultats de cette politique ?...

Au Kremlin, les résultats sont jugés très satisfaisants – du moins, ils l’étaient jusqu’à récemment, lorsqu’on s’est aperçu que le montant de la cagnotte-fantôme avait atteint celui du budget officiel. Et cela préoccupe terriblement une hiérarque en particulier : c’est la très compétente Elvira NABIOULLINA, Présidente de la Banque centrale de Russie, qui, depuis quatre mois, prend le risque de multiplier les avertissements en direction des maîtres du Kremlin.

Et que dit-elle ?...

Elle observe que les salariés du secteur militaro-industriel inondent le pays d’argent frais (tout comme les familles récipiendaires de généreuses compensations pour la mort au combat, sur le front ukrainien, de leur fils ou époux). Ceci nourrit une inflation galopante, en créant une économie de la dépense tout en limitant fortement l’investissement, ce qui ôte à la Banque centrale son instrument essentiel de régulation que sont les modifications des taux d’intérêt.

Mais au-delà de ce constat imparable, il existe aussi d’autres périls qui menacent, à plus ou moins brève échéance, la santé économique de la Russie…

En effet, car un jour, sous une forme ou sous une autre, quelqu’un devra rembourser le contenu de la cagnotte-fantôme, sauf à accepter les conséquences politiques et sociales et d’une crise systémique dans un secteur bancaire affaibli et de l’effondrement du Rouble, naguère présenté comme devant supplanter le Dollar.

L’intérêt économique de la Russie voudrait donc qu’elle mette rapidement fin à la guerre en Ukraine ; mais le calcul des dirigeants russes actuels est tout autre : il convient, selon eux, de poursuivre le conflit sans limitation de durée, à la recherche d’une hypothétique victoire militaire qui effacerait tout et rebattrait les cartes à l’avantage du Kremlin.

Derrière les hautes murailles de cette forteresse sur les bords de la Moscova, les fantômes en tout genre ont encore de l’avenir.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.