Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Votre septième édito en temps de guerre s’interroge au sujet des conséquences de la guerre sur l’économie mondiale à moyen et long terme.
Oui, semaine après semaine, l’impression se conforte que nous sommes face non pas à une simple perturbation, après laquelle le « business as usual » reprendra tant bien que mal, mais à une véritable césure, un tournant dans ce processus d’accélération et d’intensification des échanges mondiaux, engagé depuis le début des années 1990 et nommé, faute de mieux, la « mondialisation ».
Il y a quelques semaines, nous avons déjà évoqué l’échec de la théorie – pour certains, une conviction profonde volée en éclat – selon laquelle l’approfondissement continu des interdépendances commerciales allait naturellement établir et consolider des situations mutuellement profitables, garantir ainsi la paix, et peut-être même mener vers une certaine convergence des opinions publiques et des styles de vie.
Le moins qu’on puisse dire est que cette guerre a mis fin à cette dimension de la mondialisation que je qualifierais d’humaniste.
Mais n’oublions pas que par ailleurs, ses dimensions technique et logistique avait déjà été ébranlées par la pandémie, en révélant la vulnérabilité insoupçonnée des flux commerciaux.
Mais elle sera remplacée par quoi, au juste ? Ce serait donc l’heure de la fameuse « démondialisation » défendue par certains acteurs politiques depuis des années ? On les qualifiait pourtant de « protectionnistes » et cela n’avait rien d’un compliment !
Il est vrai que la réflexion sur « l’après-guerre » est actuellement dominée par les principes de « souveraineté », de « résilience », d’ « indépendance ». Le terme de « démondialisation » n’a donc rien d’incongru dans ce nouveau contexte.
Si la mondialisation était impulsée, poussée par le triptyque technologie – les progrès ahurissants en matière de communication et de transport – opportunité – l’ouverture de nouveaux marchés – et compétition – la réduction des coûts, c’est-à-dire par un paradigme économique de type néolibérale qui s’imposait à la politique, la période qui s’ouvre devant nous sera dominée par la politique.
Mais cela nous renvoie à la Guerre froide, à la logique des grands blocs géopolitiques.
Eh oui, vous n’avez pas tort. Même si le parallèle historique entre différentes « guerres froides » a ses limites, force est de constater qu’on se dirige vers un monde où ce ne sera plus les critères économiques qui décident qui s’interconnecte, voire s’intègre, avec qui, mais les critères politiques qui détermineront qui se désengage, voire se découple, de qui.
Et quand je dis « critères politiques », je fais surtout référence aux valeurs démocratiques et à la volonté de les défendre dont feront preuve, ou pas, les démocraties avancées.
Pensez-vous que nous soyons prêts, en Europe, de faire face à cette nouvelle ère ?
Le double-choc – pandémie et guerre – est brutal, et je ne suis pas sûr que nos dirigeants et nous-mêmes soyons préparés, ni mentalement, ni économiquement, au changement de cap radical qui se dessine
On le voit dans notre campagne électorale actuelle : d’un côté, il y a une vraie solidarité avec l’Ukraine – sur le principe, et même concrètement, dans l’accueil des réfugiés. De l’autre côté, on voit bien combien l’inflation et la régression ressentie du pouvoir d’achat pèsent sur l’opinion publique.
Or, ces tendances ne sont pas provisoires, mais durable. Il n’y a pas l’ombre d’un doute que la mondialisation des dernières décennies a rendu de nombreux produits bien plus accessibles, fortifiant ainsi le pouvoir d’achat. Par conséquent, une « démondialisation », de quelle nature et de quel degré qu’elle soit, va inexorablement imposer une nouvelle modestie ou frugalité aux consommateurs occidentaux.
Très honnêtement, même si cela s’accompagnait d’un effort accru de redistribution des richesses, il me paraît peu probable que cela puisse se passer sans convulsions sociales déstabilisantes. Tout en reconnaissant que la mondialisation, telle qu’elle a été menée par les acteurs économiques et étatiques, n’a certainement pas réduit les inégalités sociales au sein des sociétés développées, bien au contraire, je me risque au pronostic qu’on finira par la regretter.
Car globalement – dans tous les sens du terme – elle nous a rendus plus riches. Le monde qui se dessine nous isolera, nous le subirons davantage que nous le façonnerons. Il nous imposera des choix difficiles. Vous verrez, la mondialisation, elle nous manquera.
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