Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
La semaine dernière, vous nous avez emmenés un quart de siècle en arrière, en décembre 1995, pour nous parler du fameux « arrêt Bosman ». Et cette semaine, vous avez décidé d’y rester ! Retour sur le sommet européen de Madrid.
Comme je disais la semaine dernière, c’était un autre siècle ! Le président de la Commission européenne s’appelait Jacques Santer, successeur de Jacques Delors depuis un an, Helmut Kohl était à la tête de l’Allemagne, et Jacques Chirac, fraîchement élu sur un agenda très social qu’il oublia de mettre en œuvre, se voyait confronté au mouvement de grève le plus massif dont je peux me souvenir. Plus de trains du tout, les routes bloquées par des camionneurs en colère – j’avais le bureau plein d’étudiants ERASMUS angoissés par la perspective de n’avoir aucune chance de pouvoir retourner chez eux pour Noël !
Qu’à cela ne tienne ! Les grévistes français avaient beau conspuer le Traité de Maastricht, la machine européenne poursuivit sa lancée vers la monnaie unique comme si de rien n’était, en lui choisissant enfin un nom.
C’est donc à ce moment-là qu’on a décidé que cela s’appellerait « Euro » ?
Exactement. Votre antenne l’a rappelé hier brièvement, mais il me semble que l’impact de ce choix va bien au-delà de l’anecdotique, tant dans sa genèse que dans ses conséquences.
Vous souvenez-vous de l’ « ECU » ? L’ancêtre de l’Euro, dont le nom était un savant mélange entre un rappel phonétique de la monnaie médiévale française et un acronyme banal anglais, « European Currency Unit ». C’est Valéry Giscard d’Estaing qui avait suggéré ce nom au moment de la création du « système monétaire européen » en 1979.
Du coup, le nom « écu » était marqué du sceau de la francophonie et ne répondait pas au critère de « neutralité » qu’on s’était fixé pour le nom de son successeur.
En préparant ma chronique, j’ai écouté un vieux reportage de radio dans lequel le ministre des finances allemand, le Bavarois Theo Waigel, se félicita du nom « Euro » pour son respect des critères imposés : « orthographe identique, prononciation facile, neutralité, acceptation par le public ». Autrement dit, ce fut le plus petit dénominateur commun, une de ces victoires de la logique technocratique si caractéristique pour l’intégration européenne.
Ce que Theo Waigel préféra taire avec discrétion, c’est que le mot « ECU » était tout simplement trop disgracieux aux oreilles allemandes. Le gouvernement Kohl savait qu’il allait de toute façon se heurter pendant des années à une opinion publique récalcitrante sur le chemin d’une monnaie unique, la dernière chose qu’il voulait était de voir ce projet tourné en ridicule.
Curieusement, en France, on avait l’impression que l’Allemagne était en train d’imposer sa loi, alors que, visiblement, il y avait aussi des doutes de l’autre côté du Rhin !
Vous avez raison. Il est utile de rappeler le fait que l’introduction de l’Euro a demandé au gouvernement allemand un combat politique énorme dans son propre pays, pendant de longues années. C’est l’exemple même d’une décision impopulaire qui brûle du capital politique et qu’on finit par abandonner si l’on n’est pas porté par une profonde conviction.
Mais les Français qui craignaient que l’Euro allait renforcer le poids de l’Allemagne dans l’Union n’avaient pas tort non plus. La feuille de route pour l’Euro décidée à Madrid, qui comprenait un calendrier précis et les fameux critères de stabilité, était incontestablement d’inspiration allemande, comme l’était le design de l’institution principale, la Banque Centrale Européenne. Ce n’est pas par hasard que cette dernière se trouve à Francfort, encore tout un symbole.
Ce nom d’ « Euro », comment fut-il accueilli par le public ?
Pas si mal. C’est peut-être sa banalité qui l’a fait accepter rapidement, même si cela s’est évidemment fait plus tard, au début des années 2000 quand les choses étaient en train de se concrétiser.
Ce qui était à la fois amusant et étrange, c’est l’apparition de la virgule dans la langue parlée. Alors que tout le monde avait l’habitude de dire « Trois Francs quatre-vingts » pour le prix d’une baguette par exemple, tout d’un coup, on imaginait des prix du genre « un virgule cinq euros » pour donner une idée de ce qu’allait être la valeur de dix francs, ou le prix d’un quotidien comme Libé au kiosque.
La troupe des « Deschiens », qui sévissait à l’époque sur Canal+, s’en est donné à cœur joie dans un sketch où la Fromagerie Morel perdait les pédales en convertissant les prix de leurs fromages en « zeuro euro virgule » etc. Magnifique !
Aujourd’hui, on en rigole. L’Euro, c’est une étude de cas passionnante de la dynamique propre que développe la symbolique de l’Etat. Sauf que c’est la première fois que cela se passe au-delà des frontières de l’Etat. C’est un symbole puissant d’un nouveau type – « supranational » au sens même du terme.
Les Deschiens - Passage à l'Euro à la fromagerie Morel