L’éditorial du jeudi soir, en compagnie d’Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Aujourd’hui, pour votre dernier édito de l’année 2019, vous nous proposez un drôle de « teaser » : vous m’avez signalé que vous voudriez parler de Charlemagne, de l’autoroute, et de « ABBA ». J’ai bien compris, il s’agit du groupe suédois qui a dominé la pop dans les années 70?
Tout à fait. Mais une chose après l’autre, on parlera d’« ABBA » vers la fin. Commençons par Charlemagne.
L’empereur du IXème siècle ?
Celui-là même. Il a donné le nom au « Prix Charlemagne », décerné chaque année par la ville d’Aix-la-Chapelle à une personnalité en hommage à sa contribution à l’unification européenne. J’en ai même parlé sur ces ondes lorsqu’Emmanuel Macron en a été le lauréat, en mai 2018.
Cette semaine, dans un communiqué de presse, le nom du Prix Charlemagne 2020 a été dévoilé : il s’agit de Klaus Iohannis, président de la Roumanie depuis 2014, réélu il y a quelques semaines pour un deuxième mandat de cinq ans. Ce sera en reconnaissance de sa qualité, je cite, de « défenseur de la liberté et de la démocratie, de la protection des minorités et de la diversité culturelle ».
Maintenant, on peut toujours gloser sur la vraie valeur d’un tel prix : un gala bon chic bon genre où des bourgeois confortablement installés se tapent sur les épaules les uns les autres. Il n’empêche, le simple fait que la Roumanie soit au radar d’un tel hommage est en soi une réussite remarquable pour un Etat-membre au paysage politique particulièrement « compliqué ».
Pour ma part, cette nouvelle m’a renvoyé trente ans en arrière.
A la révolution roumaine de décembre 1989 ?
Oui, j’étais sur l’autoroute le 22 décembre 1989 …
Ah, on en arrive à cette histoire d’autoroute que vous avez annoncée !
Oui, je rentrais en Allemagne, depuis Le Havre, huit heures déjà pour arriver à Strasbourg. Et sur toute la route, j’avais l’oreille collée sur cet ovni encore très jeune, peu connu, qui était France Info, la première radio d’information en continu. L’histoire de la Révolution roumaine se déroulait en direct sur les ondes – une histoire largement faussée, mise en scène comme on sait aujourd’hui. C’était palpitant, et j’étais presque déçu qu’une fois la frontière passée, je ne la captais plus.
Le chaos roumain de ces jours de Noël 1989 clôturait de manière inquiétante, sanglante, une année durant laquelle avait soufflé un vent de liberté inouï, notamment en Europe centrale et orientale, avec pour point d’orgue, bien sûr, l’ouverture du mur de Berlin à laquelle j’ai consacré un édito il y a quelques semaines.
Sur mon autoroute française impeccable, dans ma belle petite Golf de première génération, je me demandais combien d’années il allait prendre à un pays comme la Roumanie de laisser tout cet héritage grotesque de dictature, de putsch, et de manipulation derrière lui pour rejoindre la communauté européenne. Franchement, je n’étais pas optimiste.
Trente ans plus tard – jeudi dernier, justement au moment du communiqué du Prix Charlemagne ! – j’étais en vidéoconférence avec Bucarest, pour présenter à des représentants du football roumain un rapport sur l’intégration sociale des réfugiés à travers leur sport, comme si c’était la chose la plus normale du monde.
Chose étonnante : cela l’était ! Du networking entre amis européens, un échange de bonnes pratiques en direct avec un autre pays, Etat-membre depuis quinze ans déjà. Tout le monde parlait anglais – of course – le tout dans une atmosphère très constructive.
On m’aurait dit cela en 1989, j’aurais eu un petit rire incrédule – « haha, très drôle ! ».
Bien sûr, la Roumanie d’aujourd’hui a toujours un double visage. Il y a des partis politiques plutôt cyniques et corrompus, lourdement marqués par un passé trouble et moyennement portés sur la séparation des pouvoirs et l’état de droit. Mais il y a aussi ce « pays moderne, orienté vers le futur, et plein d’espoir » dont parle le comité du Prix Charlemagne dans son hommage à Klaus Iohannis, une société civile pour laquelle l’Union européenne est un précieux symbole de valeurs essentielles.
Impressionnant, cet aller-retour à travers les décennies ! Mais quel lien avec ABBA ?
On y vient ! Sur mon autoroute, le 22 décembre 1989, je me suis souvenu d’une chanson mineure d’ABBA, écrite dix années auparavant. Un de leur mélanges habituels de mélodies sucrées, mais efficaces, et de paroles toujours sur la crête entre l’émouvant et la niaiserie. Intitulée « Happy New Year », cette chanson de 1979 disait ceci (je traduis) :
« C’est la fin d’une décennie. Dans dix ans, qui peut dire ce que nous trouverons, ce qui nous attend au bout, à la fin de l’année quatre-vingt-neuf ? »
Eh bien, en effet, en matière de prophétie, on doit reconnaître que c’est plutôt bien vu !
Mes amis roumains, tous champions dans l’art de voir le verre à moitié vide et d’arborer un sourire amer, ont tendance à hausser les épaules quand on leur parle des progrès énormes faits par leur pays depuis 1989. Je leur dis que le temps et de leur côté. Et qu’ils peuvent être aussi pessimistes qu’ils le souhaitent, 1989 a fourni la preuve que tout est possible.