Chaque semaine, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
La semaine dernière, vous avez rendu hommage à ceux·celles qui ont préparé, avec courage, le chemin vers le Traité de l’Élysée, signé par la France et l’Allemagne en 1963 ; aujourd’hui, vous revenez sur les commémorations de ce 60e anniversaire, célébrées notamment à la Sorbonne.
En fait, je vous propose de vous faciliter le travail, en vous donnant, dès maintenant, les éléments de langage journalistique requis pour les commémorations à venir, les 65 ans, 70 ans, 75 ans du Traité, et ainsi de suite.
Préparez votre stylo, je vais vous dicter un texte que vous pouvez utiliser à chaque fois, personne ne se rendra compte du « copié-collé ». Vous êtes prête ?
Prête !
On y va donc. Je vous le dicte :
« Rien ne va plus au sein du couple franco-allemand. Les malentendus se sont multipliés entre Paris et Berlin ce dernier temps, avec en toile de fond des divergences significatives dans l’appréciation des défis que doit affronter l’Union européenne. Les relations entre les deux pays ne sont pas aidées, il est vrai, par les personnalités très contrastées des deux chefs de gouvernement.
Résultat : le moteur franco-allemand est en panne. »
Si vous préférez, vous pouvez aussi mettre :
« le moteur franco-allemand connaît des ratés », « s’est enrayé », « s’est essoufflé », est « malmené », ou encore « patine »,
ils font tous parfaitement l’affaire.
Puis, vous poursuivez avec :
« Des projets communs se sont enlisés, d’autres suscitent l’inquiétude, voire la méfiance, des partenaires européens.
Devant les difficultés du moment, il est urgent de le relancer. »
Et vous concluez par :
« Plus que jamais, il est essentiel que la France et l’Allemagne parlent d’une même voix. »
Plus cliché tu meurs, mais comme chute, ça fait classe.
Voilà, vous êtes fin prête pour me remplacer le 22 janvier 2028, pour les 65 ans du Traité.
Merci pour la dictée ! Mais derrière l’ironie, je sens pointer un certain agacement avec la couverture médiatique des relations franco-allemandes…
Oui, il y a une petite fatigue qui s’installe devant la tendance à toujours abuser des mes mêmes métaphores galvaudées dès qu’il est question de ce partenariat. J’ai plongé dans mes archives – des commémorations de 1993, de 2003, et de 2013 – et le texte que je viens de vous dicter peut s’appliquer à chacune de ces dates.
Les commentaires qui se passent à la fois du « moteur » et de l’éternel « couple » sont rares. Mention spéciale donc à Marie-Sixte Imbert sur votre antenne, qui a su quitter les sentiers battus lexicaux !
Pour ma part, la dernière chose que je souhaite à l’Europe est un moteur franco-allemand qui « ronronne » dans un consensus permanent, et des dirigeants qui partagent le même point de vue sur les défis à venir, en parlant « d’une même voix ».
Je vous voyais plus soucieux de la santé de l’amitié entre vos deux patries !
Mais l’amitié entre les deux peuples n’est plus un souci. Elle est durablement ancrée dans une attitude positive très majoritaire envers l’autre, qui oscille entre une sympathie spontanée et une indifférence bienveillante. Bien sûr, il faut l’entretenir, mais elle a atteint un degré de normalité, voire d’évidence qui est drôlement rassurant.
Il est vrai qu’elle coexiste avec l’exigence, surtout sur le plan gouvernemental, d’un effort toujours renouvelé de surmonter les divergences culturelles profondes et persistantes léguées par l’histoire à nos deux pays, à nos façons de penser, de nous exprimer, de concevoir le monde.
Comment voulez-vous qu’un pays centraliste, doté d’une langue latine et d’une tradition catholique cultive les mêmes normes socio-culturelles qu’un pays fédéraliste, doté d’une langue germanique et d’une tradition protestante ? Comment voulez-vous, étant donné les événements et les développements ne serait-ce que du dernier siècle, que les attitudes envers des questions monétaires, énergétiques, militaires puissent spontanément s’aligner ?
C’est sûr que les divergences ne manquent pas.
Et c’est ce qui peut arriver de mieux à l’Europe. Tous les États membres connaissent ces divergences, et c’est le fait même que la France et l’Allemagne parviennent, tant bien que mal, à s’accorder sur un compromis qui rend celui-ci comestible aux autres.
Il me semble que l’Union européenne, au cours de son histoire encore jeune, a été mieux servie par les dissensions entre la France et l’Allemagne qu’elle ne l’aurait été par des consensus naturels et spontanés.
Et je suis convaincu que parmi les près de 200 nations que compte notre planète, il y en a beaucoup qui seraient heureuses d’avoir le même genre de divergences et de dissensions permanentes avec leur voisin que nos deux pays.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.