Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

D’actualité, malheureusement

D’actualité, malheureusement

Chaque semaine, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.

Cette semaine, tout le monde parle du sinistre anniversaire de cette guerre, et vous, vous nous évoquez l'histoire d'une chanson.

L’après-midi du samedi 11 juillet 1998, j'étais attablé sur la terrasse d'un café à Honfleur, le port pittoresque en Normandie. J’observais un jeune père de famille qui promenais une poussette et sifflait, visiblement de bonne humeur, le tube de l’été.

C'était quoi en 98 ? La Lambada ? Ou la Macarena ?

Ni l'un ni l'autre, c'était la Marseillaise ! Deux jours auparavant, je l'avais déjà entendue à plusieurs reprises, d’abord hurlée par 80 000 personnes, au Stade de France, avant la demi-finale de la Coupe du monde, puis après le match, en ville, entonnée de manière spontanée entre deux « On est, on est, on est en finale ! » poussés avec une incrédulité touchante. J’en ai un sourire ému aux lèvres en me rappelant cette promenade.

Petite parenthèse : le vendredi 10 juillet 1998, sur la Pariser Platz à Berlin, juste devant la porte de Brandebourg, la première pierre de la nouvelle ambassade de France a été posée par les ministres des Affaires étrangères des deux pays. Selon une vieille coutume allemande, ils ont scellé dans cette pierre symbolique une caissette contenant le plan de l'édifice, quelques pièces de monnaie ainsi qu'un journal du jour. Y repose donc depuis ce jour un exemplaire du Parisien qui étale sur toute la largeur de sa couverture le titre « Une France heureuse ».

C’est drôle ! Elle n’a pourtant pas souvent l’air heureuse, cette France, et la Marseillaise ne respire pas le bonheur non plus…

C’est le moins qu’on puisse dire. J’avais fait sa connaissance en tant que lycéen, dans les années 70, où il était de bon ton de ridiculiser, à l’instar de Gainsbourg, cet hymne « has-been » et de dénoncer le caractère belliqueux, sanguinaire, voire raciste de ses paroles.

Cette polémique – bien française, vous allez me dire – m’a toujours laissé perplexe. Il est tellement évident que les hymnes nationaux subissent un processus d’abstraction. Ils sont érigés en symbole, déposés dans la mémoire collective, figés pour toujours.

Forcément, à l’apprendre aujourd’hui, on est dérouté par le vocabulaire archaïque. Vous l’utilisez beaucoup sur votre antenne, le verbe « mugir » ?

Pas vraiment. Et nous ne parlons pas beaucoup non plus de « sang impur ».

Evidemment. Aujourd’hui, dans notre société multiculturelle, notre sang impur « n’abreuve plus les sillons » mais fait l’objet de collectes solidaires à vocation sanitaire.

Pour résumer, c’est une chanson qui est entièrement détachée de son contexte initial. C’est davantage l’expression d’un désir de cohésion, un totem autour duquel on professe sa volonté d'appartenir. Ce qui est chanté est totalement secondaire. L'essentiel, c’est de le chanter ensemble, au même moment. C’est un acte éminemment social.

Tout cela, je l’ai dit à l’une de vos consœurs du quotidien La Croix, qui m’a appelé juste avant la finale de la Coupe du monde en décembre dernier, pour évoquer justement la Marseillaise dans les stades de football.

Comme un « déjà vu » de 1998 !

Sauf qu’on n’a pas gagné cette fois-ci.

Mais plus sérieusement, pendant que je donnais mon interview, en déroulant mon discours de prof en sciences sociales, je me suis rendu compte que ces paroles, en apparence si obsolètes, à bien y réfléchir, ne l’étaient soudainement plus du tout.

Dites-moi, Laurence : en quoi l’appel « aux armes », à « former des bataillons » de volontaires pour s’opposer à « la tyrannie » ne pourrait-il pas être appliqué à la situation des Ukrainien·nes ?

Et quand on lit ou écoute les témoignages poignants sur les crimes de guerre atroces commis là, cette année, devant nos yeux, les « féroces soldats » qui « égorgent » littéralement ne font plus sourire du tout – au contraire, ça fait froid dans le dos de découvrir l’actualité ô combien concrète d’un chant qui pendant des décennies a été catalogué comme abstrait, déconnecté, limite absurde.

J’avoue que je n’ai pas fait le lien non plus.

Et oui, ça fait froid dans le dos.

Comme quoi, mon histoire de chanson dit beaucoup de choses sur cet anniversaire sinistre que vous mentionniez et sur notre monde en 2023. Si la Marseillaise est d’actualité, c’est que nous vivons véritablement une époque où les certitudes sont ébranlées, où les repères sont fragilisés, où les priorités ne vont plus de soi.

L'équipe

Entretien réalisé par Laurence Aubron.