Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Cette semaine, Albrecht Sonntag nous emmène dans sa salle de classe pour un cours sur la "crise de la démocratie"...
En quelque sorte. Le gouvernement encourage l’enseignement supérieur d’accueillir à nouveau les étudiants de 1ère année sur les campus, sans doute motivé par la peur qu’il n’y en ait trop qui décrochent. Du coup, je vous propose en avant-première un coup d’œil sur la première séance de mon cours « La crise de la démocratie ».
Merci, Monsieur le Professeur, je promets d’être sage !
J’y compte bien. La première question que je pose dans ce cours est « peut-on mesurer ou évaluer la qualité d’une démocratie ? » Question qui paraît anodine, mais qui n’est pas si facile que cela, car toute évaluation nécessite l’existence de critères pertinents contre lesquels on peut mesurer une performance.
Et vos étudiants, que répondent-ils ?
Eh bien, ils sont tous d’accord que oui, cela doit pouvoir se mesurer, car de toute évidence, il y a des démocraties qui fonctionnement mieux que d’autres. Mais quand il s’agit d’identifier les critères, ils ont plus de mal.
Bien sûr, tout le monde cite spontanément la liberté d’expression. C’est peu surprenant, ces jeunes gens sont très marqués par le débat intense depuis l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015, et sensible aux enjeux liés aux réseaux sociaux. Cela nous permet d’y greffer rapidement d’autres libertés civiles, on les connaît, on fait la liste, bon.
Ensuite, cela se corse. Il se trouve toujours quelques-uns pour mettre en avant les élections, et quand on se met à creuser un peu, on arrive ensemble à en identifier les éléments les plus importants : scrutin universel, secret et sécurité du vote, compétition ouverte entre partis créés librement, campagnes encadrées, clarté du transfert de pouvoir, possibilité d’alternance.
Je sens pourtant que le prof n’est pas encore satisfait.
Oui, chaque année, je suis un peu déçu que les étudiants ne pensent pas spontanément à la séparation des pouvoirs ou à la transparence des procédures. De même, il ne leur vient guère à l’esprit qu’il y a aussi des critères liés à la participation, comme la présence de minorités dans les partis politiques, le degré de parité hommes/femmes, le rôle actif de la société civile dans la formation des opinions, ou tout simplement l’intérêt politique de la population, ainsi que le niveau de confiance et de soutien qu’elle manifeste pour le régime démocratique.
Bon, il faut bien que le prof serve à quelque chose, et en chaque début d’année, je dispose d’un bel outil pour faire ce travail avec eux. C’est le « Democracy Index » publié par l’unité de recherche du groupe The Economist, un think-tank indépendant qui fait un travail sérieux avec le but de produire un classement de l’état de la démocratie dans 165 pays, selon une soixantaine de critères étalés en toute transparence.
Et comment va-t-elle, la démocratie sur le plan mondial, en ce début de 2021 ? Cela ne doit pas être la grande forme, vu les restrictions imposées par de nombreux gouvernements suite à la COVID.
C’est vrai, elle a déjà vu des jours meilleurs, et la « régression démocratique », diagnostiquée depuis quelques années déjà par le politologue Larry Diamond est devenue encore plus visible. Pas partout – il y a des exceptions heureuses, comme le Taïwan ou la Corée du Sud, qui progressent – mais presque. En Europe, en tout cas, il y a un recul général. Certes, cela reste le continent avec le plus grand nombre de « démocraties fonctionnelles » (« full democracies »), mais il y en a, comme la France, qui ne figurent que dans la catégorie inférieure de « démocraties incomplètes » (« flawed democracies »).
Faut-il alors se faire des soucis pour la santé de la démocratie en Europe ?
Il faut TOUJOURS se faire des soucis pour la démocratie ! Mais un regard sur les petits détails des scores obtenus par les uns et les autres sur les différents critères montre deux choses : d’un côté, il confirme que c’est bien les Etats-membres déjà épinglés par l’Union elle-même où la démocratie est la plus fragile ; et de l’autre côté, il révèle aussi qu’en Europe de l’Ouest, il y a tout de même une certaine stabilité, voire résilience. Il y a des signaux d’alerte, mais il y a aussi des facteurs rassurants.
En fait, c’est un peu ce que vous devez dire à vos étudiants : c’est déjà pas mal, mais peut mieux faire !
Interview réalisée par Laurence Aubron
Toutes les éditos d'Albrecht Sonntag sont à retrouver juste ici
Image: Democracy Index