Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Aujourd'hui, vous avez de mauvaises nouvelles d'Allemagne. Rien de grave, j'espère.
Eh oui, je me fais des soucis pour une bonne amie qui va sur ses 74 ans cette année, qui n'est pas en mauvaise santé, mais qui commence à avoir des trous de mémoire franchement inquiétants.
Je la connais, cette amie ?
Oui, vous la connaissez bien, il est souvent question d'elle sur votre antenne, c'est la bonne vieille République fédérale elle-même dont je vous parle. Ces derniers jours, les signes d'une amnésie du moins partielle se multiplient.
Vous voulez bien nous donner quelques exemples ?
Commençons par les résultats d'une enquête récente conduite par l'institut de sondage de renom Allensbach pour le « Rapport 2023 de la sécurité ». On y apprend qu'une large majorité des Allemand·es approuve que leur pays soit membre de l'OTAN, mais que seulement 45% soutiendrait une intervention allemande dans le cas de l'agression d'un État partenaire. Dans les Länder de l’Est, cette volonté de solidarité descend même à 30%.
C'est pourtant là tout le sens ḍu fameux article 5, qui donne à l'OTAN une force de dissuasion remarquable !
Bien sûr. C'est même la raison pour laquelle les Allemands de l'Ouest ont pu vivre tranquilles pendant les décennies de la guerre froide, pendant qu'il y avait des tanks russes dans les rues de Berlin-Est (1953), de Budapest (1957) ou de Prague (1968).
Oublié. Une dette historique effacée du disque dur. Et méconnaissance totale de l’engagement que représente un traité entre États et l’alliance qui en résulte. C’est navrant.
Je comprends mieux ce que vous voulez dire par « trous de mémoire ».
Mais ces troubles cognitifs concernent aussi l'histoire récente. Tenez : le groupe Volkswagen persiste à minimiser le risque que lui fait porter sa quasi-dépendance de la Chine. Plutôt que de regarder en face le raidissement idéologique du régime, ils préfèrent se rassurer en affirmant que la Chine ne serait pas assez imprudente pour attaquer Taïwan. Ce serait, je cite, « peu probable en raison du choc que cela causerait à se propre économie ».
Eux aussi ont la mémoire drôlement courte. N'ont-ils vraiment rien appris de la guerre en Ukraine ? Jamais Poutine n'allait envahir son voisin ! De toute évidence, ce n'était pas dans son intérêt économique !
Une fois de plus, on se retrouve en plein déni. Devant l'appât du gain, les souvenirs embarrassants sont refoulés.
Cela me rappelle comment vous me parliez des « incertitudes » et des « lâchetés allemandes », ici sur notre antenne, juste avant les élections de l’automne 2021 ! Et dix-huit mois plus tard, votre analyse se voit pleinement confirmée par les événements.
Croyez-moi, je regrette sincèrement d’avoir eu raison sur ces sujets-là.
Le plus inquiétant est qu’il n’y a pas que les grands industriels ou l'opinion publique qui soient frappés d’amnésie, mais aussi le gouvernement.
Il y a quelques jours seulement – Marie-Sixte Imbert y a consacré son édito de la semaine – l’Allemagne est revenue sur son vote en faveur de la proposition législative européenne sur la fin des moteurs thermiques en 2035. On croit rêver !
Peu importe le sujet, c'est la façon de faire – pour des bisbilles ridicules au sein de la coalition gouvernementale en place – qui jette par-dessus bord un principe fondamentale de la politique étrangère de la République fédérale : celui de la fiabilité.
C'était le mantra du Chancelier Helmut Schmidt : être fiable, rester fidèle à sa parole, inspirer confiance. « Berechenbar », disait-il souvent. L’Allemagne devait être « prévisible » ou « calculable" » dans son comportement, surtout pour ses partenaires.
Encore une leçon ô combien précieuse de l'histoire qui passe aux oubliettes !
Elle a la mémoire qui flanche, votre vieille amie. Espérons que ce sont des symptômes passagers et qu'elle retrouve tous ses esprits. Vous, en tout cas, on vous retrouve la semaine prochaine. Vous n’oublierez pas, c’est sûr ?
Entretien réalisé par Laurence Aubron.