Comme tous les jeudis en fin d’après-midi, nous retrouvons l’édito d’Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management. Bonjour ! Aujourd’hui, c’est J-1 pour le Brexit. Et vous vous êtes replongé dans vos archives.
Oui, un ami vous quitte, et vous regardez votre album photo pour vous souvenir des bons moments passés ensemble, en vous interrogeant s’il n’y avait pas déjà à l’époque des signes annonciateurs de la désunion à venir.
Sur l’ami anglais, j’ai ma petite théorie. On a lu beaucoup d’explications tout à fait convaincantes sur la révolte de l’ancienne classe ouvrière délaissée, ou sur l’exploitation cynique des peurs liées à l’immigration.
Mais sur la base de ce que j’ai appris dans les interactions personnelles et professionnelles, amicales et académiques, littéraires, culturelles et sportives que j’ai pu avoir avec l’Angleterre depuis pas loin de 40 ans, je crois qu’il y a aussi une profonde crise d’identité, longtemps refoulée, toujours pas résolue, et dont le Brexit n’est qu’un symptome.
Notons bien que je n’ai pas dit « Royaume-Uni », mais « Angleterre » - car la crise dont je parle est liée au concept d’ « Englishness ».
« Englishness » - hmm… expliquez-nous ce que vous y entendez.
Cela a commencé dans les années 90, avec une vague de publications historiques foisonnante sur l’avènement du Royaume-Uni et la coexistence de ses différentes composantes – les « home nations ». La « devolution » – décentralisation mise en œuvre par le gouvernement de Tony Blair vers la fin de cette décennie et accordant une plus grande autonomie à l'Ecosse et au Pays de Galles – a laissé l’Angleterre en quelque sorte « orpheline de la Grande-Bretagne ». De plus en plus, l'adjectif « britannique », si longtemps lié à un Empire désormais disparu, perdait de son sens pour un grand nombre d'Anglais. Dans les librairies, on trouva alors toute une flopée de tentatives plus ou moins réussies de définir une identité nationale distinctement anglaise ou de décrire son émergence. L’écrivain Julian Barnes s’en moqua brillamment dans son roman satirique « England, England », dans lequel un magnat des médias transforme l'Ile de Wight en Angleterre miniature façon Disneyland – un concentré d’ « Englishness ».
Au moins dans le football et le rugby, les Anglais ont bien leur équipe nationale à eux !
Justement : dans le désarroi identitaire, on s’accroche aux symboles. C’est à ce moment-là, dans les années 90, que l’équipe nationale anglaise a tout d’un coup fait l’objet d’une vague d’engouement. Et elle a servi d’écran pour y projeter un symbole puissant, marqueur distinctif d’une identité nationale anglaise, et non britannique. Toute l’iconographie liée au « Union Jack » so british, fut remplacée assez rapidement par la Croix de Saint-Georges, aujourd’hui omniprésente. C’est bien le football qui a réhabilité ce vieux symbole, que l’extrême droite avait kidnappé durant plusieurs décennies.
Le grand changement eut lieu au championnat d’Europe 1996, qui était justement accueilli par l’Angleterre (« Football’s coming home ») et non pas par le Royaume. Trois années plus tard, l’excellent journaliste Jeremy Paxman se souvint de ce basculement dans son livre The English. A Portrait of a People :
En 1995, le marchand de cartes de vœux Clinton's s'est mis à fabriquer les premières cartes pour fêter la Saint-Georges. En l'espace de deux années, les boutiques en vendaient plus de 50 000 en chaque mois d'avril.
En été 1996, les fans anglais de football maquillait maquiller leurs visages avec une croix rouge sur fond blanc.
En avril 1997, le tabloïd TheSun sautait sur le train en marche en imprimant une croix de Saint Georges d'une demi-page et en demandant à ses lecteurs de la coller dans leur fenêtre. Et lors de la Coupe du Monde 1998, la croix de Saint Georges semblait avoir remplacé le drapeau britannique.
En 2002, le phénomène a atteint son paroxysme : en l'espace de deux mois seulement, entre le Jubilee des cinquante ans de règne de la Reine, la Coupe du monde de foot, et le tournoi de Wimbledon, le principal fournisseur de drapeaux à croix de Saint Georges, un certain Aggy Akhtar de Londres, réalisait des bénéfices de six millions de livres sterling.
La « Englishness », ébranlée et fragilisée par les décennies de l’après-guerre, avait envie de prendre sa revanche, sur sa dévaluation au sein du Royaume malgré son poids démographique et historique, sur une Ecosse rebelle et sûre de son identité propre, et sur cette Europe communautaire et son éternel partage de souveraineté.
Est-il exagéré de relier l’émergence et la consolidation de cette quête identitaire à l’intensification de l’Euroscepticisme durant ces dernières décennies ? Il me semble que non. Le référendum de 2016, en tout cas, a été décidé par les Anglais, contre l’Ecosse et l’Irlande du Nord.
Que faut-il retenir de tout cela à l’heure du Brexit ?
Deux petites leçons.
D’abord, quand l’image de soi idéale d’une collectivité est trop en décalage avec la réalité vécue, elle fera tout pour que ce soit la réalité qui change.
Ensuite, pour comprendre les aspirations et les mouvances, souvent inconscientes, parfois contradictoires, qui se trament sous la surface dans les Etats-nations, on sera toujours bien avisé de jeter un coup d’œil sur les stades de football.
Ah, je vous voyais venir ! Merci pour cette plongée dans vos archives personnelles, qui sera mise en ligne avec tous les liens pertinents.