Chaque semaine, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Aujourd’hui, c’est moi qui commence avec une question : que faisiez-vous le 15 février 2003, il y a vingt ans ?
Je ne me rappelle pas exactement, mais je me souviens que j’étais pas mal inquiète, parce que si ma mémoire est bonne, c’est bien en février 2003 que les Etats-Unis ont préparé leur invasion de l’Iraq, non ?
C’est exact. C’est bien le 5 février 2003 que le ministre des Affaires étrangères, Colin Powell, a fait sa démonstration mensongère devant le Conseil de sécurité des Nations Unies, afin de justifier une décision déjà prise par son supérieur, George W. Bush.
Entretemps, on avait tous appris de nouvelles expressions alambiquées, comme « armes de destruction massive » ou « guerre préventive ».
C’est le 20 mars que débutera la guerre, et c’est le 9 avril que tombe, de manière fort symbolique, la fameuse statue de Saddam Hussein.
Et au milieu de cette chronologie, il y a aussi le samedi 15 février.
Est-ce que ce n’était pas la journée des manifestations contre cette guerre partout en Europe ?
Si si, c’est bien cette journée-là. Elle a été marquante en raison de la simultanéité des protestations à travers toute l’Europe de l’Ouest. Les archives de presse de l’époque donnent une longue liste : 500 000 manifestant·es à Londres, un million en Italie, 600 000 en Allemagne, 500 000 en France, 100 000 à Dublin, puis des dizaines de milliers d’autres à Madrid, Valence, Séville, Barcelone, Lisbonne, Porto, Bruxelles, Amsterdam, Vienne, Oslo, Stockholm ou Athènes. Si les chiffres exacts peuvent diverger selon les sources, l’effet de masse a été indéniable.
C’est vrai que c’était impressionnant.
Bien entendu, cela n’a pas arrêté les Américains et leurs alliés européens, parmi lesquels le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Italie, de poursuivre leur trajectoire de guerre. Mais les manifestations ont en quelque sorte donné raison à Jacques Chirac et Gerhard Schröder, qui avaient refusé d’associer la France et l’Allemagne à cette intervention dont ils contestaient, à juste titre, la légitimité, vu qu’elle n’était pas cautionnée par les Nations-Unies.
Au-delà de la question imminente de la participation à cette guerre, le philosophe allemand Jürgen Habermas, dans une grande tribune cosignée par son collègue français Jacques Derrida, y a vu « la naissance d’une sphère publique européenne ». Justement : cette sphère publique – cette « Öffentlichkeit » – dont on dit toujours qu’elle fait défaut à l’Europe, pour des raisons linguistiques et culturelles notamment.
Pensez-vous qu’il a vu juste ? Ou était-ce simplement un vœu pieux ?
Les deux, capitaine !
En relisant cette longue tribune, parue simultanément dans plusieurs journaux européens, je pense que Jürgen Habermas a eu raison de la voir se réaliser sur le plan des valeurs fondamentales partagées. Dans, je cite, « le désir que s’instaure un ordre international multilatéral et réglementé juridiquement » qui « va de pair avec l’espérance en une politique intérieure mondiale ».
En même temps, on est toujours bien avisé de ne jamais sous-estimer la lenteur du processus de convergence et d’intégration au sein de l’Union. À relire le titre de son texte – « Plaidoyer pour une politique extérieure commune » – il pourrait écrire la même chose aujourd’hui, vingt ans plus tard, à l’heure de la guerre en Ukraine.
C’est vrai qu’on n’y est pas encore. Mais on s’en approche, vous ne trouvez pas ?
Si, je vous rejoins dans cette perception. Il est intéressant de voir que pour Habermas, c’est « la coopération renforcée » dans une « Europe à plusieurs vitesses » qui la fera advenir. Il a eu tort sur ce point. Et il a été contredit par celles qui ont été chargées de mettre une telle politique en œuvre, comme Catherine Ashton ou Federica Mogherini, successivement Hautes Représentantes de l'Union pour les affaires étrangères entre 2010 et 2019. Toutes les deux ont défendu l’unanimité comme principe de prise de décision, malgré les difficultés de l’obtenir, pour la légitimité accrue qu’elle donne.
Dans les faits, vingt ans après la guerre en Iraq, face à la Russie, il existe une politique étrangère commune. Malgré les nombreuses tensions et divergences entres les États-membres, des décisions importantes ont été prises. C’est carrément plus consensuel qu’au sein des États-membres eux-mêmes, où de fortes dissensions existent et où le gouvernement en place finit par imposer sa position.
Dans le cas de l’Ukraine, c’est aussi plus facile. Cette fois-ci, ce n’est pas seulement l’ordre multilatéral basé sur des règles qui est attaqué, mais la démocratie elle-même et ses acquis les plus précieux. Cela aide à se rendre compte qu’on partage certaines convictions.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.