Tous les mois sur euradio, Lola Avril, docteure en science politique et chargée de cours à Sciences Po, discute avec un·e chercheur·se en sciences sociales pour comprendre, à partir de ses travaux, les élections européennes et les enjeux de la campagne électorale.
Bonjour et bienvenue dans Parlons élections, les européennes 2024 en question. Je suis Lola Avril et tous les mois nous discuterons avec des chercheuses et chercheurs en sciences sociales des élections européennes à venir. Pour ce deuxième épisode, j'ai le grand plaisir de recevoir Estelle Delaine, maîtresse de conférences à l'université Rennes 2. Elle vient de publier deux ouvrages sur le Rassemblement national.
Le premier est une monographie aux éditions Raisons d'agir, intitulé À l'extrême droite de l'hémicycle. Le second est un ouvrage collectif codirigé avec Safia Dahani, Félicien Faury et Guillaume Letourneur, Sociologie politique du Rassemblement national aux Presses du Septentrion. D'abord, est-ce que tu peux revenir sur l'histoire des relations entre le Rassemblement national et le Parlement européen? Une histoire longue je crois.
Oui, et ce dès la première fois que le Parlement européen est élu au suffrage universel direct, c'est à dire en 1979. Et à cette date là, il y a déjà en France et en Europe plusieurs partis d'extrême droite. En 1979, le Front national fait campagne en partie, ou en tout cas tente de s'allier, avec le Parti des Forces nouvelles. Et c'est une alliance qui finalement n'aboutit pas. En 1984, le Front national s'allie avec le Movimento sociale italien avec le Parti unioniste d'Ulster, avec l'Union politique nationale de Grèce. Et donc ils parviennent à créer un groupe et c'est le premier groupe d'extrême droite au Parlement européen.
Tu as mené donc une enquête sur cette huitième législature entre 2014 et 2019 au Parlement européen. Une enquête ethnographique, l'ouvrage est trèsriche et tu nous restitue aussi beaucoup de ton matériau de recherche. Et de ce point de vue, c'estun grand apport pour la recherche sur les députés européens et l’acculturation d'un parti politique avec la politique européenne. Mais ton ouvrage aussi commence par cette première question : pourquoi un parti comme le Rassemblement national, un parti anti-européen, cherche à être élu au niveau européen?
Oui, en effet. Je pense que c'est un des premiers paradoxes qui est très visible, très saillant. En fait, quand on commence un petit peu à enquêter sur cela. Mais c'est peut être un paradoxe qui commence à s'étioler à mesure qu'on fait justement du terrain. Donc j'ai mené des entretiens à la fois avec des élus de rassemblement national, mais aussi avec des membres de leurs équipes qui travaillent à leur côté quotidiennement, donc des assistants parlementaires, des conseillers et conseillères politiques, et puis des fois des stagiaires aussi qui étaient là de manière beaucoup plus temporaire. J'ai ensuite demandé à passer un petit peu de temps à leur côté.
Donc j'ai mené des observations à la fois en commission et dans les différents lieux. Un peu de socialisation du Parlement, que ce soit les différents bars du Parlement, puisqu'il y a différents bars au Parlement européen, il y a une salle de sport au Parlement européen. Donc ça, ce sont un peu des questions générales, de sociologie des institutions, de sociologie de l'Europe.
Et puis on peut donc, avec ces acteurs spécifiques, se reposer ces questions aussi de qu'est ce que ça fait et pourquoi certains élus et ou certains assistants et assistantes parlementaires racontent en premier lieu, vraiment au tout début des entretiens, que c'était leur rêve en fait d'arriver au Parlement européen, qu'ils avaient eu vraiment une logique de carrière quand ils avaient sélectionné leur master et qui sont des personnes qui sont plurilingues, qui ont déjà vécu à l'étranger pour une très large majorité d'entre elles et eux, qui ont parfois des compagnes ou des compagnons qui n'ont pas la nationalité française.
Donc ce sont des personnes qui sont déjà très largement internationalisées et c'est la manière dont eux en parlent. Donc ils peuvent souligner que ce n'est pas, selon eux, complètement paradoxal. Enfin, ce n'est pas contradictoire en tout cas de se retrouver dans une institution qui symbolise certains combats pour protéger ou non la France. En fait. Donc ça, c'est un peu le premier, un peu le premier point donc d'être des nationalistes dans l'Europe et que ça ne serait pas si incohérent.
Pour le Rassemblement national avoir des postes en fait dans une institution, donc un mandat ou un poste dans une équipe parlementaire, c'est aussi pouvoir vivre de la politique et de la politique extrême dans ce cadre là. Historiquement, les statuts d'eurodéputés sont des statuts de diplomates. Donc ça, c'est quand même entouré d'une sorte de prestige et qui n'échappent pas du tout à des à des professionnels ou à des professionnels en devenir de la politique d'extrême droite, puisque ça leur permet donc de bénéficier de tout ce que propose l'institution parlementaire à des élus et des membres d'équipes d'élus.
On voit qu'il y aurait un double bénéfice pour le Rassemblement national à avoir une représentation, une présence au niveau européen, qui serait d'une part pour les individus, les acteurs et les actrices dans le contexte d'une trajectoire professionnelle, et puis, d'autre part, pour le parti lui même, quelque part, qui trouve une une qui se retrouve pris dans des logiques de captation, de distribution des ressources et aussi de visibilisation. Et ça, tu le montres très bien dans le livre que, en fait, il y a quand même une autre contradiction de ce parti, c'est qu'une fois qu'il est à Bruxelles, il ne peut pas vraiment jouer le jeu parlementaire.
Il n'est pas, du fait du cordon sanitaire, de sa faible position, de son incapacité à se retrouver parfois dans un groupe parlementaire, le Rassemblement national n'est pas en capacité d'agir sur le processus décisionnel législatif. Dans ce cas là, que font les députés du Rassemblement national une fois qu'ils sont à Bruxelles, s’ils ne font pas la loi ?
Alors ils essayent. Et là, ce qui est intéressant, c'est qu'ils ont en effet plusieurs possibilités. Au Parlement européen, il est possible de s'insérer dans beaucoup d'activités parlementaires qui n'ont pas exactement le même prestige et qui ne sont pas exactement toutes équivalentes. Et donc est ce qu'il faudrait publier beaucoup, faire beaucoup de questions à la commission, par exemple? Ça, ce sont des activités qui sont pas législatives, qui n'ont pas d'impact sur la procédure législative, mais qui sont très visibles du dehors.
Donc, quand on en a beaucoup, on peut après en parler. On voit bien qu'une fois que la démocratie se retrouve en acte, les questions se reposent d'une manière un peu différente, ou en tout cas plus insidieuse pour certains élus qui peuvent accepter certains amendements. Et c'est aussi une stratégie de certains élus dans certaines commissions, des élus d'extrême droite qui proposent des choses qui sont assez peu politiques ou qui sont très consensuelles. Un conseiller politique nommait cette stratégie « Le soleil brille » ou les amendements « Le soleil brille ». Donc ce sont des amendements qui sont si consensuels que finalement, il est ridicule de voter contre.
Merci Estelle. On le voit, les possibilités de visibilisation des activités des députés du Rassemblement national au Parlement européen sont diverses. Et quelque part, tu montres qu'il n'y a pas tant de contradiction que ça à ce que le Rassemblement national, cet parti anti-européen, soit au Parlement européen et on l'a vu d'ailleurs très bien dans l'actualité récente. Le Rassemblement national a lancé sa campagne pour les élections européennes en septembre 2023 et c’était, je crois, le premier parti politique français à le faire.
Oui, en effet, c'est peut-être la continuité de cette histoire là dont on a parlé aujourd'hui, et dans un contexte qui est en tout cas un peu plus favorable. En tout cas, si on considère certaines évolutions de la loi électorale européenne depuis 2019, les élections européennes sont organisées autour d'une circonscription unique. Donc ce serait la deuxième élection sous ce format ci, qui est beaucoup plus confortable pour les élus d'extrême droite et notamment celles et ceux qui avaient le moins de ressources pour les petits partis par exemple. Donc c'était un enjeu très fort.
Merci Estelle de nous avoir un éclairés sur ces rapports entre le Rassemblement national et le Parlement européen et les modalités d'investissement des députés du Rassemblement national dans la politique européenne. On se retrouve, nous, le mois prochain avec Yiorgos Vassalos pour évoquer le rôle des lobbys au Parlement européen.