Tous les mois sur euradio, Lola Avril, docteure en science politique et chargée de cours à Sciences Po, discute avec un·e chercheur·se en sciences sociales pour comprendre, à partir de ses travaux, les élections européennes et les enjeux de la campagne électorale.
Bonjour et bienvenue dans Parlons élections. Les européennes 2024 en questions. Je suis et tous les mois nous discuterons avec des chercheuses et chercheurs en sciences sociales des élections européennes à venir. Pour ce cinquième épisode, j'ai le plaisir de recevoir Nathalie Brack, chercheuse en science politique à l'Université libre de Bruxelles et enseignante au Collège d'Europe. Elle est spécialiste des partis politiques européens et de l'euroscepticisme ainsi que des liens entre parlementaires européens et citoyens.
Vous allez bientôt publier une note sur les logiques de vote au Parlement européen co-écrite avec Awenig Marié et pour l'Institut Jacques Delors. Tout d'abord, quelles sont les forces politiques à l'œuvre aujourd'hui au Parlement européen ?
Donc, globalement, c'est resté assez stable. Le Parlement européen comporte 7 forces politiques, qui va de la droite à la gauche comme sur les scènes politiques nationales. Et dans cette note-là, on s'est particulièrement intéressés à une potentielle droitisation du Parlement européen, à savoir est ce que le PPE, c'est à dire le Parti populaire européen, la principale force de droite de centre droit, s'allie davantage ou pas avec les Européens conservateurs et réformistes ou reste collé à la "grande coalition", à savoir le centre droit à droite, les libéraux de RENEW et les socialistes et démocrates, le S&D, le centre gauche.
Alors, quelles sont vos conclusions ? J'ai vu que vous avez analysé les votes sur deux législatures 2014 - 2019, 2019-2024. Assiste-t-on donc une droitisation du Parlement européen sur cette période ?
Pas vraiment, même si évidemment, c'est plus nuancé que ça. Mais l'idée, c'était de se dire que 2019 a marqué une rupture dans l'histoire du Parlement européen puisqu'on a eu pour la première fois les deux principales familles politiques qui ont perdu leur majorité ensemble. Et donc on a une grande fragmentation du Parlement et en même temps une consolidation des eurosceptiques, ce qu'on peut s'attendre en 2024, enfin cette année-ci aussi. Et donc on voulait voir ce qu'il s'est passé sous cette législature ci et qu'est-ce qu'on peut dire sur ce qu'il pourrait se passer après les élections de juin. Et on voit que la grande coalition, qui comprend donc les libéraux, le centre gauche et le centre droit est restée dominante dans la politique au Parlement européen, avec des exceptions et des coalitions alternatives à certains moments. Mais globalement, cette grande coalition continue de dominer la politique au Parlement européen. En raison de la volonté d'exclure les eurosceptiques de la prise de décision et d'une congruence idéologique entre le centre gauche, le centre droit et les libéraux sur la variable "intégration européenne". Donc dans l'ensemble, on va dire, il y a une domination de cette grande coalition avec des exceptions, mais on n'a pas observé de droitisation majeure, de coopération croissante entre le PPE (Parti populaire européen) et les réformistes et conservateurs à droite du PPE, et plutôt l'inverse. Alors qu'on voit dans la presse une volonté de rapprochement entre le centre droit et sa droite dans les votes, on n'observe pas ce rapprochement-là. Au contraire, c'est plutôt une stabilisation de la grande coalition et l'ajout des Verts, notamment sur le Pacte vert, etc. mais aussi sur d'autres thématiques, à cette grande coalition. Et que même quand il y a des coalitions alternatives qui se forment, c'est plutôt la gauche qui l'emporte sous cette législature-ci que la droite. Après, évidemment, on a poussé aussi les analyses en fonction des politiques publiques et là il y a des résultats différents en fonction de quelle thématique on aborde.
Et justement, vous évoquez ce clivage droite gauche sur le clivage classique qu'on retrouve dans tous les États membres. Est ce qu'il y a d'autres clivages au Parlement européen qui peuvent être déterminants pour la constitution d'une coalition ?
Oui, tout à fait. Alors, il y a le clivage gauche/droite socio-économique. Voilà, comme vous l'avez dit, dans tous les États membres, plus ou moins. Le deuxième axe de compétition politique, c'est l'axe pro/anti intégration où là on a en fait les principaux groupes centristes (centre gauche/centre droit), les libéraux et les Verts, contre le reste, les extrêmes (à la fois à gauche et à droite de l'Assemblée). Et puis il y a une multitude de divisions régionales au sein des groupes qui peuvent être liés à différents types de clivages. Il y a des clivages Nord-Sud, il y a des clivages Est-Ouest, qui peuvent être déterminants. Et donc c'est pour ça qu'au Parlement européen, on va dire "voilà, il y a cette grande coalition, mais ensuite il faut vraiment aller voir au cas par cas, rapport par rapport presque, ou en tout cas politique par politique, pour voir quelle coalition se forme".
Dans votre note, vous faites cette analyse en tout cas par politique sectorielle. Quelles sont les grandes différences, les grandes tendances que vous avez pu observer par politique ?
On n'a pas examiné l'ensemble des politiques, On a décidé se concentrer sur trois, donc la politique économique, la politique migratoire et la politique environnementale. Et là on voit qu'il y a des différences dans les types de coalitions qui dominent. Et puis quelle coalition peut ou non l’emporter ? Et donc on voit que, par exemple, pour la politique économique, la grande coalition domine le moins. Donc c'est à peu près dans 58 % des cas que cette grande coalition a été mise en place et que là il y a plus de probabilités d'avoir une coalition de droite si cette grande coalition ne marche pas. Et donc le PPE va s'allier à sa droite et avec les libéraux parce qu'ils partagent la même position sur l'axe socio-économique. Alors que par exemple, dans la migration qui est plus sensible, là, on voit que dans 88 % des cas, la grande coalition domine. On a fait aussi quelques entretiens et on s'est rendu compte qu'en fait, il y a même des mécanismes institutionnels qui sont mis en place pour répartir les rapports entre les principaux groupes, pour éviter que le PPE vire à droite ou ait même la tentation d'aller voir à sa droite. Parce que la migration, on sait que ça peut diviser. Et donc là, les coalitions alternatives sont très rares et c'est la grande coalition qui domine. Et l'environnement se situe un peu au milieu, dans le sens où la grande coalition est aussi fort utilisée, mais beaucoup moins dans la politique migratoire. Et là, s’il y a des coalitions alternatives, c'est plutôt la gauche qui l'emporte parce que les libéraux se mettent avec la gauche et pas avec la droite.
On évoquait dans un précédent épisode, avec Estelle Delaine, l'existence d'un cordon sanitaire au Parlement européen, pour éviter une trop grande importance dans la pratique parlementaire du travail des députés d'extrême droite. Elle notait que justement, dans son ethnographie, on pouvait nuancer l'existence de ce cordon qui n'était pas si étanche qu'il n'y paraissait. Est-ce que vos recherches vont aussi dans ce sens ?
Alors on voit plusieurs éléments. D'une part, il y a ce cordon sanitaire, mais c'est plus ... c'est un cordon pas vraiment formalisé dans le sens où chaque groupe politique a ou non des lignes directrices en la matière, et chaque délégation nationale est plus ou moins libre de le respecter ou pas. Ensuite, ce cordon ne vise que les postes à responsabilité, donc la présidence de commission, la présidence du Parlement, ce genre de chose, mais ne vise pas l'attribution de rapports ou le droit de rejoindre une majorité gagnante par exemple. Et on voit dans les recherches qu'on a mené, notamment avec Awenig : d'une part, il y a une radicalisation des conservateurs et réformistes qui tendent vers les positions d'Identité et démocratie qui est vraiment le groupe principal de droite radicale au Parlement européen. Et d'autre part, qu’Identité et démocratie tend à rejoindre plus que par le passé des majorités gagnantes et donc à voter avec les majorités plus traditionnelles et à être peut-être moins dans une stratégie d'opposition frontale et à peut-être vouloir casser ce cordon sanitaire au Parlement européen en se présentant comme plus respectable, plus capable de gouverner avec les autres groupes.
Alors ces stratégies d'alliances et de coalitions vont être bien sûr au cœur du débat des élections européennes de juin prochain. On annonce déjà quelles seraient, ces élections, fructueuses pour les groupes d'extrême droite. Et donc, si ces tendances se confirmait, qu'est-ce que ça signifierait pour la coalition parlementaire ?
Alors c'est franchement anti-climatique de dire ça, mais finalement pas grand-chose puisque on s'attend, on a encore une perte des familles politiques traditionnelles. Le grand perdant annoncé ce sont les Verts et à l'inverse la droite et la droite de la droite va consolider ses positions en fonction des sondages. Pour la première fois, selon les sondages, les familles traditionnelles n'auraient même pas la moitié des sièges et plus de la moitié reviendrait à des acteurs en dehors de cette grande coalition. Mais honnêtement, tant Awenig que moi-même, on pense que ça va juste rester business as usual, que c'est la seule coalition qui a le nombre pour faire passer des textes qui vont probablement reconduire le type de formule telle qu'on l'a connu sous la législature actuelle, à savoir souvent inclure les Verts dans le mix pour avoir une majorité confortable.
Donc la coalition centre droit, centre gauche.
Et les libéraux et les Verts. Donc avoir ces quatre groupes-là comme base, assez stable, parce qu'il faut des majorités larges au Parlement européen pour faire passer des textes et pour faire entendre la voix du Parlement européen, aussi pour contenir la montée des partis radicaux. Après, ça va probablement varier à nouveau en fonction des domaines de politique publique. Il y a eu des exceptions la fin de l'année passée sur le vote sur les pesticides où là, voilà, la droite l'a emporté. Il faudra voir comment le PPE se comporte par rapport à ça. Le groupe de centre gauche S&D a déjà mis sur la table qu'il voudrait inclure ECR dans le cordon sanitaire, formellement ou informellement. Donc on peut s'attendre à un maintien de cette grande coalition. Les coalitions de gauche par contre seront devenues quasiment impossibles. Donc en coalition alternative. Si on voit des coalitions alternatives, ce sera plutôt à droite.