Parlons élections - Les Européennes 2024 en questions

Les conservateurs en Europe centrale entre logiques nationales et européennes - Jana Vargovčíková

Les conservateurs en Europe centrale entre logiques nationales et européennes - Jana Vargovčíková

Bonjour et bienvenue dans Parlons élections. Les européennes 2024 en question. Je suis Lola Avril et tous les mois nous discuterons avec des chercheuses et chercheurs en sciences sociales des élections européennes à venir.

Je suis Lola Avril et tous les mois nous discuterons avec des chercheuses et des chercheurs en sciences sociales des élections européennes à venir. Pour ce quatrième épisode, j'ai le plaisir de recevoir Jana Vargovčíková, maîtresse de conférences en science politique à l'INALCO. Jana s'est spécialisée sur les transformations des démocraties et des modes de gouvernement en Europe centrale, avec une attention particulière consacrée au rôle des politiques européennes et au processus d'européanisation. 

Les élections européennes approchent et le débat politique ne se pose pas dans les mêmes termes en fonction des États membres. Jana tu travailles notamment sur la République tchèque, la Pologne et la Slovaquie. Et je crois que sur ces terrains, on peut observer des mouvements conservateurs relativement actifs.

Jana Vargovčíková : Effectivement, maintenant, depuis une dizaine d'années, on assiste, et notamment dans le cas slovaque que j'ai étudié sur ces questions de façon plus précise, à une politisation, en tout cas dans de nouveaux termes, des questions perçues comme des enjeux étant ceux de l'agenda conservateur, c'est à dire l'accès à l'avortement, les mariages de couples de même sexe, l'accès à la procréation médicalement assistée, la présence de l'éducation sexuelle dans les écoles, etc. Donc on assiste à une repolitisation qui aussi mobilise de nouveaux modes d'action, d'un répertoire d'action collective qui n'était pas présente presque du tout jusqu'à ce moment-là. Donc jusqu'à 2015-2016 à peu près dans le cas slovaque et tchèque. Donc, je me suis interrogée sur finalement les raisons de cette nouvelle alliance politique, de ces thèmes conservateurs, alors même qu'il y avait déjà des partis politiques se définissant comme conservateurs, mais que très concrètement, j'étais quand même interrogée par le fait que le mot genre en plus dans sa version anglaise, c'est à dire comme un anglicisme "gender", arrive dans la langue slovaque comme un peu une météorite, et qu'il soit dorénavant connu des grand mères à la campagne, qu'il soit dans des discours de prêtres dans des villes villages reculés du nord-est du pays. C'était quelque chose de nouveau.

Et donc on voit bien que ce que tu montres, c'est qu'on a donc ces nouveaux mouvements, ou en tout cas une saillance plus grande, des mouvements anti-avortement, des campagnes anti-genre genre, etc. Est-ce que ces mouvements se positionnent aussi par rapport à l'Union européenne, à l'européanisation, ou est-ce qu'ils se jouent uniquement sur ces enjeux précis ?

Jana Vargovčíková : Ce qui est très intéressant, c'est que donc, dans ce qu'on peut appeler des campagnes anti-genre et qu'on peut situer à peu près entre 2014-2015 et jusqu'à aujourd'hui, mais avec des thématiques qui changent : une fois, c'est la Convention d'Istanbul sur la violence faite aux femmes, une autre fois, c'est plutôt l'avortement, une autre fois ce serait plutôt le mariage de couples de même sexe. Dans ces campagnes ont aussi émergés de nouveaux partis politiques. Il y a eu des effets très direct et très concrets pour le champ politique slovaque, ou le Parti chrétien démocrate traditionnel ... s'est repositionné de façon un peu surprenante pour se rapprocher des libéraux, est devenu presque plus modéré sur ces sujets que par le passé, libérant du terrain pour de nouveaux acteurs qui, pour partie, sont entrés en politique depuis la société civile organisée catholique, notamment des organisations pro-life et qui ont créé deux nouveaux partis se positionnant justement différemment par rapport à l'Europe. L'un, l'Union chrétienne, créé par deux anciens eurodéputés, donc des acteurs politiques qui sont déjà expérimentés et surtout déjà socialisés à la politique européenne, ayant derrière eux une belle carrière d'eurodéputés conservateurs, justement, comme Anna Záborská. qui étaient connue déjà comme porteuse d'une critique du rapport Estrela de 2013 rapport sur les droits sexuels, l'éducation sexuelle, le droit à l'avortement, etc. L'autre parti nouvellement émergé de ces campagnes anti-genre, lui, au contraire, s'est vraiment positionné différemment par rapport à l'Europe comme très eurosceptique, très souverainiste. Et même donc s'inscrivant sur la liste électorale d'un parti d'extrême droite avec un passé néo nazi, les deux revendiquant finalement les mêmes objectifs, par exemple sur l'accès à l'avortement.

C'est intéressant parce que ce que tu montres, en fait, c'est encore une fois un rapport ambivalent à l'Europe des mouvements conservateurs, d'un rapport différencié selon les franges des mouvements conservateurs, certains découlant presque d'un engagement européen de certains de leurs acteurs et d'autres, au contraire, se positionnant contre. Alors ce que tu fais aussi dans tes recherches, c'est que tu replaces ces mouvements dans l'histoire, dans l'historicité propre de chaque État, de chaque État membre. Qu'est-ce que cette démarche un peu historique, cette perspective de longue durée peut nous apprendre sur ces mouvements ?

Jana Vargovčíková : Alors dans le cas slovaque, c'est assez clair, c'est même peut être plus clair que dans d'autres cas. Dans la réalité de la région, la question de l'avortement, par exemple, de l'accès à l'avortement, ce n'est pas du tout quelque chose qui soit nouvellement amené sur l'agenda des partis se définissant comme chrétien démocrate ou comme catholique. Avec ces campagnes à grande échelle sur les questions de genre, c'est quelque chose que porte déjà la dissidence politique pendant la période socialiste, et particulièrement en Slovaquie. Cette dissidence-là est principalement catholique, c'est à dire que ce sont principalement des cercles catholiques qui s'opposent aux régimes communistes. Et une des raisons de l'opposition est principalement leur critique d'une loi trop libérale sur l'avortement. C'est ensuite une question qui sera moins politisée mais qui reste à l'agenda de ce parti. Et quelque part, c'est avec aussi le déclin et une crise très profonde de ce parti chrétien démocrate traditionnel, c'est là qu'on peut effectivement voir l'intérêt de replacer l'émergence de ces campagnes conservatrices, de les replacer dans les logiques des champs politiques nationaux. C'est qu'on voit comment c'est en Slovaquie que ces campagnes, qui par ailleurs sont transnationales, produisent des effets très visibles sur le champ politique. Parce qu'elles arrivent, ces campagnes, qui par ailleurs sont transnationales et soutenues par l'Église catholique, arrivent au moment précisément où le parti chrétien démocrate traditionnel est dans une crise profonde. Il est déjà dépeuplé de ses fondateurs, de ses grandes personnalités. Et il y a un terrain à occuper et une nouvelle compétition pour le monopole de la représentation de cette voix chrétienne en politique. Ce qui permet donc à toute une série d'acteurs venant de la société civile ou même venant des communautés charismatiques évangéliques, d'entrer en politique autour de ces sujets.

Alors c'est très intéressant je trouve ce lien que tu fais aussi entre la dissidence au régime soviétique et la naissance de ces mouvements, leur reconfiguration aussi dans l'histoire. Pour autant, on les observe un peu partout, que ce soit en Europe centrale ou même en France où on peut avoir le même type de mouvements anti avortement, contre le mariage de couples de même sexe, etc. Est ce qu'il n'y aurait pas aussi là l'émergence d'une nouvelle polarisation, d'un nouveau clivage politique sur ces questions au sein de l'Union européenne ?

Jana Vargovčíková : Alors effectivement, on peut penser, et notamment quand on s'appuie aussi sur les travaux de collègues comme Valentin Behr et bien sûr Estelle Delaine, qui ont observé ces dynamiques transnationales dans la circulation des idées et des méthodes dans cette famille politique conservatrice, à l'échelle européenne ou autre. On peut observer des formes d'européanisation dans ce sens-là de ces partis. Et effectivement, du côté slovaque ou tchèque, on voit comment des partis qui peut être insistaient davantage par le passé sur des questions mémorielles, historiques ou identitaires se repositionne un peu comme défendant plutôt les valeurs traditionnelles, la famille traditionnelle. Ce qu'on voit un petit peu partout en Europe, en tout cas dans cette labellisation et cette réorientation des partis d'extrême droite et des partis conservateurs.

Et alors, justement, pour revenir un peu à l'actualité et au sujet qui nous occupe de la campagne pour les élections européennes de juin prochain, on est désormais au cœur de cette campagne. Qu'est ce qui se joue sur ces terrains, dans ce cadre-là ? Est ce qu'on retrouve un peu cette coexistence d'une dynamique duale, nationale et européenne, sur les terrains qui t'intéressent ?

Jana Vargovčíková : Alors, comme dans d'autres pays, les élections européennes restent pour l'heure beaucoup des élections un peu de mid-term, un peu de mi-chemin qui se jouent sur les enjeux nationaux et qui sont une forme de vote d'opposition ou de confirmation d'un gouvernement qui est en place. Et c'est donc là-dessus aussi que se jouent les alliances formées pour ces élections. De façon assez paradoxale, cette dominance, en tout cas pour l'instant, des logiques nationales à la fois dans la définition des alliances électorales et des programmes, on la voit en Tchéquie, où l'actuel gouvernement relie notamment deux partis qui se positionnent différemment sur l'Europe : ODS est traditionnellement, un parti très eurosceptique, pragmatique par rapport à l'intégration européenne, son partenaire TOP 09 et beaucoup plus pro-européen. Or, pour garder cette identité de coalition au niveau national, dans l'intérêt de garder leur place pour d'autres élections nationales, régionales, Sénat, etc., qui ont par ailleurs lieu la même année, ils gardent le label de leur coalition pour ensuite s'éclater au niveau européen et finir dans deux groupes différents. Et pas n'importe lesquels : le Parti populaire européen d'un côté pour TOP 09 et les conservateurs réformateurs européens pour le parti ODS. C'est donc vraiment deux positionnements très différents a priori au niveau européen. Et cette disjonction est assumée.

Merci Jana pour cette discussion passionnante autour de la structuration et des reconfigurations des mouvements conservateurs en Europe centrale et orientale. Nous on se retrouve le mois prochain, avec Nathalie Brack pour un entretien qui sera l’occasion d’évoquer d’autres reconfigurations politiques, cette fois à l’échelle européenne.