Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de la crise ukrainienne, spécialement de l’échec du commerce dans la promotion de la paix.
À l’heure où le conflit entre la Russie et l’Occident s’aggrave, il paraît un peu incongru d’évoquer le rôle du commerce dans l’établissement de la paix entre les nations. Pourtant, lorsque Angela Merkel parle d’une « profonde rupture dans l’histoire de l’Europe » et le chancelier Olaf Scholz d’un « changement d’époque [et d’une] menace [sur] l’ordre établi depuis l’après-guerre », ils évoquent indirectement l’échec, au moins provisoire, du commerce dans la promotion de la paix (1).
L’Allemagne a noué d’importants liens commerciaux avec la Russie.
Oui, et un ancien ministre allemand de la défense affirmait en 1993 qu’il fallait « exporter la stabilité vers l’Est, pour ne pas avoir à importer demain de l’instabilité à l’Ouest » (2). Il faut ajouter que l’Union européenne donne un rôle au commerce dans la résolution des conflits et l’entente entre les pays, à côté de la diplomatie ou du respect de la législation internationale (3).
Le commerce est un vecteur de paix.
« Le commerce peut promouvoir la paix », affirmait en 2020 le directeur général adjoint de l’Organisation Mondiale du Commerce (4). C’est une vieille idée sur laquelle il vaut la peine de s’attarder un peu.
Elle fut notamment exprimée par Montesquieu dans L’esprit des lois. Il y affirmait que « le commerce guérit des préjugés destructeurs : et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que, partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces » (5).
Le commerce a un rôle curatif, mais quel mal guérit-il ? La violence, la barbarie, la guerre. Pourquoi ? Parce que, selon les mots de Catherine Larrère, « en multipliant les échanges – et donc aussi les voyages –, il rapproche les gens et multiplie les comparaisons, favorisant la tolérance » (6).
Mais, au niveau des nations, le commerce est surtout mutuellement avantageux. Après avoir affirmé que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », Montesquieu ajoute en effet que « deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels ».
C’est le « doux commerce »…
Exactement. L’expression n’a pas été employée par Montesquieu, mais par Albert Hirschman (7), qui observait d’ailleurs que le commerce n’était pas toujours « doux », qu’il pouvait se combiner avec de la violence et de la corruption. Notons aussi que Montesquieu était plus circonspect sur l’effet de l’esprit de commerce au niveau des individus, car, à côté de la frugalité, de l’économie, du travail ou d’autres qualités, l’esprit calculateur qui l’accompagne peut corrompre les vertus morales.
Le doux commerce n’a pas empêché la guerre en Ukraine.
Les relations économiques pèsent tout de même dans les positions des protagonistes, notamment dans celle de la Russie. Mais il est vrai que le commerce n’est qu’une dimension de la puissance d’un Etat ; que celui-ci peut intervenir souverainement pour corriger des déséquilibres commerciaux ; que « l’hégémonie commerciale dure peu », comme le signale Catherine Larrère (8) ; et, surtout, que la domination militaire, quand un Etat dispose de grands moyens, peut être préférée à la domination économique (9).
C’est ce qui semble se produire en ce moment.
Mais il est probable que le penchant naturel des êtres humains à échanger, à faire du troc et à faire du commerce, comme l’écrivit Adam Smith peu de temps après Montesquieu, reprendra le dessus (10).
(1) Cités respectivement dans « Guerre en Ukraine : l’invasion russe, ‘profonde rupture dans l’histoire de l’Europe’ selon Angela Merkel », SudOuest.fr avec AFP, 25 février 2022, et « Ukraine : de nouveaux bombardements entendus à Kiev, 3.500 victimes dans les rangs de l’armée russe », La Libre Belgique, 26 février 2022.
(2) Il s’agit d’une déclaration de Volker Rühe, qui est citée dans Stephan Martens, « La politique à l’Est de l’Allemagne unifiée. Changements dans la continuité ou l’Ostpolitik à l’épreuve de la crise ukrainienne », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 47(1), 2015, p. 59-76.
(3) « La politique étrangère et de sécurité commune de l’UE, qui vise à résoudre les conflits et à promouvoir l’entente entre les pays, est fondée sur la diplomatie et le respect de la législation internationale. Le commerce, l’aide humanitaire et la coopération au développement jouent également un rôle important dans l’action de l’UE au niveau international. » (Politique étrangère et de sécurité commune, site de l’Union européenne.) Le Traité de Maastricht indique, dans son article 183, que « les États membres appliquent à leurs échanges commerciaux avec les pays et territoires le régime qu’ils s’accordent entre eux », ce qui implique une extension, en dehors de l’Union, de la « sauvegarde de la paix et de la liberté ».
(4) « Alan Wolff, DGA : Le commerce au service de la paix est plus qu’un slogan, c’est un espoir pour un avenir meilleur », OMC, 17 juillet 2020.
(5) Montesquieu, De l’esprit des lois, édition de Laurent Versini, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2 vol., 1995.
(6) C. Larrère, « Montesquieu et le ‘doux commerce’ : un paradigme du libéralisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 123, 2014, p. 21-38.
(7) A. O. Hirschman, The passions and the interests. Political arguments for capitalism before its triumph, Princeton University Press, 1977, tr. P. Andler, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris, PUF, 1980. Il rappelait que le mot commerce « a longtemps servi à désigner, outre les échanges, les conversations animées et suivies entre gens de connaissance, les relations de politesse et bien d’autres formes de rapports personnels », ce qui favorise l’application du mot « douceur » au mot « commerce ».
(8) « Montesquieu et le ‘doux commerce’… », op. cit.
(9) Bertrand Badie remarque qu’« à partir du moment où on a un projet spécifiquement politico-militaire, il est très difficile de le soigner avec des armes économiques » (« Russie : ‘Avec la mondialisation, les sanctions économiques pèsent presque autant sur celui qui les impose’ », L’Obs, 23 février 2022).(10) A. Smith, an inquiry into the nature and causes of the wealth of nations, 1776, R. H. Campbell et A. S. Skinner (dir.), Oxford University Press, 1976, tr. G. Garnier revue par A. Blanqui, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Vol. 1, Paris, GF-Flammarion, 1991.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
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