La chronique philo d'Alain Anquetil

Le monde volontariste de Donald Trump

© Stan Shebs - Wikimedia Commons Le monde volontariste de Donald Trump
© Stan Shebs - Wikimedia Commons

Chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA, École de Management, nous livre une chronique de philosophie pratique.

Bonjour Alain Anquetil, aujourd’hui, vous allez nous parler du « monde de Trump ».

Oui, l’expression : « le monde de Trump » se retrouve assez souvent dans les médias et dans des ouvrages (1). Le mot « monde » n’est pas ici mal utilisé, car il peut notamment être employé pour désigner, selon le philosophe Julien Rabachou, « la totalité de ce qui existe, sans possibilité que quoi que ce soit échappe à cette totalité » ; la Terre, « lieu de la vie et de l’activité humaine » ; le « social » en général ; un « groupement social particulier constituant une communauté à part » (« le monde politique ») ; ou encore le monde mental, le monde de l’esprit (2).

L’« esprit » de Donald Trump…

Il y a un lien entre « l’esprit de Trump » et « le monde de Trump ». On lit par exemple dans The Economist :

« Bienvenue dans le monde de Trump [titre de l’article]. Il a défini une nouvelle ère politique, pour l’Amérique et le monde. [Son] instinct […] le pousse à traiter ses alliés comme des pigeons. Il aime à dire qu’il est tellement imprévisible que les adversaires de l’Amérique seront trop effrayés pour tenter quoi que ce soit ».

Ce à quoi on peut ajouter ce propos catégorique de l’écrivain Douglas Kennedy :

« Il n’y a que Trump pour s’aliéner d’un coup trois pays souverains [Canada, Panama, Groenland] par une série de déclarations géopolitiques qui confirment sa réputation de cerveau sérieusement dérangé. Mais c’est là le monde de Trump, dans lequel la logique est passée par-dessus bord et toutes les règles politiques du passé réécrites » (3).

On peut tirer des différentes descriptions du « monde de Trump » l’idée selon laquelle le monde – celui qui est extérieur à Trump – devrait s’ajuster à ses désirs (4).

Ce n’est pas une affirmation originale, car cet ajustement correspond à l’orientation générale de la relation entre les désirs et le monde, une orientation qui diffère dans le cas des croyances.

Pouvez-vous préciser la nature de ces « ajustements » et de ces « orientations » ?

Comme l’indique le philosophe Stélios Virvidakis, « dans le cas des croyances, ‘l’esprit s’ajuste au monde’, puisque les croyances vraies doivent se conformer à la réalité telle qu’elle est, tandis que les désirs indiquent comment ‘le monde devrait s’ajuster à notre esprit’, c’est-à-dire se transformer afin de se conformer à notre volonté » (5).

Ainsi, si je crois qu’il pleut mais qu’en réalité il ne pleut pas, je dois ajuster ma croyance et croire qu’il ne pleut pas ; mais si je désire que le casier judiciaire de tout candidat à la présidence de la république soit vierge, alors j’essaie de faire en sorte qu’une loi soit votée en ce sens, j’essaie de changer le monde.

Ces mêmes ajustements s’appliquent à la production du langage. Le langage inclut ce que l’on appelle en philosophie des « actes de langage » (speech acts). Ceux-ci recouvrent le fait que l’on peut agir en utilisant le langage, comme lorsque l’on donne un ordre ou lorsque l’on fait une promesse. Une assertion comme « il pleut », on l’a vu à propos de la croyance, est censée se conformer à un monde existant indépendamment d’elle, pour reprendre les mots du philosophe John Searle (6). Mais les ordres, commandements, réclamations, promesses, serments ou engagements « ne sont pas censés se conformer à une réalité indépendamment d’eux, mais plutôt amener des changements dans le monde, de telle sorte que le monde se conforme [à eux] » (7).

Quand on lit que « [Trump] a l’intention d’imposer sa volonté au système international », on saisit cette idée que le monde devrait s’ajuster aux désirs de Trump, comme si celui-ci donnait des ordres au monde (8). Or, il est intéressant de noter que Trump peut exprimer de tels « ordres » sans utiliser des mots exprimant des « ordres », des « commandements » ou des « réclamations ».

Comment cela ?

Il suffit de considérer le temps verbal utilisé par Donald Trump dans plusieurs passages de son discours d’inauguration du 20 janvier. Il s’agit du présent progressif, très commun dans la langue anglaise, qui traduit une action en cours, commencée mais pas encore achevée – le présent progressif est le « présent par excellence », qu’on exprime en français par la forme « être en train de » (9). Or, en utilisant cet aspect du présent, Trump impose déjà sa volonté au monde.

Il faut que vous donniez un exemple…

A propos du canal de Panama, Trump a déclaré : « On ne l’a pas donné à la Chine, on l’a donné au Panama et on le reprend » – en anglais : « We didn’t give it to China, we gave it to Panama. And we’re taking it back » (10). Il n’a pas dit : « Nous pourrions, nous devrions, nous essaierons de faire en sorte de reprendre le Panama » ; il a dit : « We’re taking it back » – « on le reprend » –, à l’aide du présent progressif. Ce choix (qui n’était pas nécessairement conscient) signifie que Trump fait comme si le monde se pliait déjà à ses intérêts et à ses désirs.

On peut aussi le voir comme l’expression d’un volontarisme politique.

Mais ce genre de volontarisme (« on reprend le Panama ») laisse entendre que les autres (ceux qui sont en-dehors du monde de Trump) ne comptent pas vraiment, voire qu’ils n’existent pas.

Il faut ajouter que ce « volontarisme » n’implique pas que le monde de Trump soit dépourvu de rationalité, au contraire : c’est aussi parce qu’il est rationnel que l’on peut parler du « monde de Trump ».

Pourquoi ?

Trump justifie ses affirmations, il présente des arguments, comme dans l’affaire du canal de Panama (11). On ne peut exclure qu’il prenne ses désirs pour des réalités, ce qui est un type d’irrationalité, mais ses propos possèdent une rationalité apparente – ils résultent d’un raisonnement compréhensible et justifiable. Or, cette rationalité soutient l’idée qu’il existe un « monde de Trump », car elle ordonne en quelque sorte ce monde. Si l’on y ajoute la manière qu’a Trump d’utiliser le langage, sa réputation bien établie et son pouvoir de président des Etats-Unis, son « monde » risque d’entrer en conflit avec les autres mondes, politiques, sociaux et naturels, qui peuplent notre planète. Il ne s’agira pas nécessairement d’une « guerre des mondes », mais au moins d’une confrontation.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.

Références

  1. Deux ouvrages en français ont pour titre : « Le monde selon Trump ».
  2. Respectivement J. Rabachou, Qu’est-ce qu’un monde ?, Librairie Philosophique J. Vrin, Chemins philosophiques, 2016 ; Dictionnaire de l’Académie française (9ème édition) ; et CNRTL.
  3. « Welcome to Trump’s world. His sweeping victory will shake up everything », The Economist, 9 novembre 2024 ; et D. Kennedy, « Trump, le retour », La Tribune Dimanche, 19 janvier 2025.
  4. On en trouve un exemple dans ce titre d’un récent article d’Aujourd’hui en France : « Trump veut façonner son monde », 5 janvier 2025.
  5. S. Virvidakis « Les arguments transcendantaux et le problème de la justification de la normativité morale », Philosophiques, 28(1), 2001, p. 109-128.
  6. J. R. Searle, Intentionality : An essay in the philosophy of mind, Cambridge University Press, 1983, tr. C. Pichevin, L’intentionalité : essai de philosophie des états mentaux, Les Editions de Minuit, 1985.
  7. Ibid.
  8. D. Bandow, « Donald Trump’s dream: Taking over Panama, Canada and Greenland is nonsense », Cato Institute, 8 janvier 2025.
  9. S. Berland-Delépine, La grammaire anglaise de l’étudiant, Editions Ophrys, 1974.
  10. « Transcript: Donald Trump’s second inaugural speech », New York Times, 20 janvier 2025. Le Monde traduit « And we’re taking it back » par : « Et on le reprend », mais Le Point traduit à l’aide du verbe « aller » pour exprimer un futur proche : « Et nous allons le reprendre ». Si cette dernière traduction est plus conforme aux faits (les Etats-Unis n’ont pas repris le contrôle du canal de Panama), elle est moins conforme à l’état mental que le président Trump cherche à exprimer – et Trump n’utilise pas la forme « We’re going to take it back », qui correspond mieux à la traduction « Nous allons le reprendre ». (« Donald Trump fait payer au Panama ses faveurs accordées à la Chine », Le Monde, 22 janvier 2025 ; « Pourquoi Donald Trump veut à tout prix annexer le canal de Panama », Le Point, 22 janvier 2025.)
  11. Cf. les articles du Monde et du Point cités à la note précédente.