Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de la proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants, qui a été adoptée à l’Assemblée nationale en première lecture le 6 mars 2023.
Le député Bruno Studer, rapporteur de la proposition de loi, note que « ce texte […] entend moderniser l’exercice du droit à l’image des enfants dans le cadre de l’autorité parentale et y donner toute leur place aux enfants en tant que sujets autonomes de droit » (1).
L’un de ses motifs est que « les violations du droit à l’image des enfants, composante du droit au respect de leur vie privée, restent en pratique communément admises » (2).
Le « sharenting » est potentiellement visé par ce constat car il constitue aujourd’hui « l’un des principaux risques d’atteinte à la vie privée des mineurs » (3).
Pouvez-vous rappeler ce qu’est le « sharenting » ?
Il s’agit, selon un document du Conseil de l’Europe, d’un « mot-valise constitué de ‘sharing’ (partager) et ‘parenting’ (élever un enfant) [qui] désigne la mise en ligne par les parents d’informations concernant leurs enfants, par exemple des photographies » (4).
Pourquoi cette pratique risque-t-elle de porter atteinte à la vie privée des mineurs ?
À cause, d'une part, de la difficulté à contrôler la diffusion des images sur Internet, et, d’autre part, d’un conflit d’intérêts potentiel entre deux rôles assumés par les parents : le rôle de protecteur et le rôle de gestionnaire.
Pourquoi ?
Parce que ce terme évoque un mot anglais, « steward », qui, en tant que verbe, signifie gérer, administrer, ou, plus précisément, agir comme un intendant – l’équivalent français du substantif « steward » (6).
Or, ce mot a été employé à propos du rôle que devraient jouer les parents à l’égard de leurs enfants, en particulier par le philosophe Michael Austin.
Après avoir rappelé qu’« un steward est une personne à qui l’on confie une chose de grande valeur qui ne lui appartient pas », Austin affirme que « les parents devraient se considérer eux-mêmes comme les stewards de leurs enfants » (7).
Ils devraient se voir comme des « intendants » ?
Oui, Austin défend l’idée qu’ils devraient « agir comme si l’adulte que leur enfant deviendra était en voyage ». Quand leur enfant aura atteint l’âge adulte, leur rôle de steward lui sera en quelque sorte transféré, comme lorsque, par un acte juridique, on transfère la gestion d’un bien (8).
En tant que stewards, les parents ont envers leur enfant des obligations négatives (ne pas le maltraiter, le négliger, l’« endoctriner » en lui imposant certaines croyances ou modes de vie) et des obligations positives, dont la principale est de lui permettre de devenir autonome, ce qui suppose notamment de créer un environnement familial émotionnellement stable.
Si ces obligations sont violées, cela signifie que les parents « ne respectent pas l’enfant et l’adulte qu’il deviendra ».
Si elles sont satisfaites, l’enfant, une fois adulte, sera « capable d’exercer un contrôle sur sa vie de manière rationnelle ».
Pensez-vous que ceci correspond au sens du mot « gestionnaire » utilisé dans la proposition de loi ?
Il avait sans doute un sens technique (la gestion du droit à l’image), mais l’idée que le « parent gestionnaire » possèderait le type psychologique d’un intendant, qui ne se conduit pas « en propriétaire » mais qui travaille à l’intérêt d’autrui, est pertinent quand on l’applique au droit à l’image des enfants.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.
(1) Communiqué de presse de Bruno Studer, 6 mars 2023 ; voir la Proposition de loi n°758 visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants, enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 janvier 2023.
(2) Cette citation, qui figure dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, provient du rapport annuel du Défenseur des enfants de 2022, La vie privée : un droit pour l’enfant.
(3) Proposition de loi n°758, op. cit.
(4) Manuel pour les décideurs politiques sur les droits de l'enfant dans l'environnement numérique, Conseil de l’Europe, décembre 2020.
(5) Proposition de loi n°758, op. cit.
(6) Voir par exemple le dictionnaire Merriam-Webster.
(7) M. W. Austin, Conceptions of Parenthood. Ethics and the Family, Ashgate Publishing, 2007. Le mot steward et le concept de stewardship (l’« intendance ») sont très présents en-dehors des questions de parentalité, notamment pour désigner le rôle que nous devrions jouer à l’égard de l’environnement et pour souligner que les managers devraient, en tant que stewards, « subordonner leurs intérêts personnels aux intérêts de leur organisation » (S. Waddock, « Stewardship », in R. W. Kolb (dir.), Encyclopedia of business ethics and society, SAGE Publications, 2008).
(8) Selon Austin, « un parent détient la vie d’un enfant en fiducie et transfère finalement le soin de cette vie à l’adulte que l’enfant deviendra ».