La chronique philo d'Alain Anquetil

L’omniprésence du langage de la menace

©Kristina Paparo sur Unsplash L’omniprésence du langage de la menace
©Kristina Paparo sur Unsplash

Nous accueillons chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez consacrer votre chronique au concept de menace.

« Les menaces sont omniprésentes dans les relations humaines », écrivait le chercheur en sciences politiques David Baldwin (1). On en trouve de nombreux exemples dans les médias : « La droite fait planer la menace de la censure », « L’exécutif sous la menace des agences de notation », « Les menaces nucléaires de Poutine ne sont que des bobards », etc. (2). L’étymologie du mot « menace » renvoie à une chose qui est suspendue, à l’image de l’épée de Damoclès : le verbe « planer » ou l’expression « agir sous la menace » l’illustrent parfaitement (3).

Je vous propose de nous intéresser aux cas où la menace est proférée au présent de l’indicatif et à la voix active (4), comme dans : « Je vous menace d’envoyer des troupes pour stopper votre offensive ».

Une référence aux déclarations du président Macron à propos de la guerre en Ukraine…

Oui. Mais ce genre de formulation (« Je vous menace de… ») se rencontre rarement : le verbe « menacer » est peu cité à la première personne.

C’est plus généralement le cas des verbes « performatifs » – de l’anglais to perform, qui signifie « accomplir (une action) ». Quand une personne dit : « Je vous menace » (ou « Je vous promets », « Je vous ordonne »), elle fait quelque chose au moment où elle prononce ces mots, elle accomplit une action, un acte de langage. Mais cette personne pourrait « menacer » en disant simplement : « Je vois… » avec une certaine intonation.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Supposons qu’un employé refuse de travailler sur une affaire importante dans laquelle il suspecte de la corruption. Il le dit à son supérieur, qui lui répond d’un ton énigmatique : « Je vois… ». Cela peut suffire à caractériser une menace.

C’est une question d’interprétation…

Et de compétence : comme le notait le théoricien de la dissuasion Thomas Schelling, le destinataire de la menace doit être apte à la percevoir au moment où elle est formulée. « Il est inutile de proférer une menace de destruction mutuelle à l’encontre d’un interlocuteur trop peu intelligent pour en saisir la portée », écrivait-il (5).

On peut toujours prononcer le verbe performatif si nécessaire. Le philosophe John Searle prend l’exemple de la phrase : « Je vais le faire ». Il s’agit d’une promesse. Mais si elle n’est pas comprise comme telle, je peux ajouter : « Je promets que je vais le faire » (6).

Cela ne fonctionne pas avec la menace : on n’explicite pas ce que l’on veut dire en déclarant « Je vous menace de… » (7). On emploie de préférence un autre verbe, comme dans ce cas, dû à Searle, où un professeur dit à l’un de ses étudiants : « Si vous ne rendez pas votre devoir à temps, je vous promets que je vous mettrai une note au-dessous de la moyenne » (8). Ici, malgré l’emploi du verbe « promettre », Searle ne croit pas qu’il s’agisse d’une promesse, plutôt d’un avertissement ou d’une menace. Mais pourquoi le professeur dit-il « je vous promets » et non « je vous menace » ? Parce que, selon Searle, la promesse est un procédé « qui marque l’engagement du locuteur de la façon la plus forte ».

Dans le cas où une personne A dit à son voisin B : « Si vous n’élaguez pas votre arbre qui est contre ma clôture, je porterai plainte », il n’y a pas de problème de compréhension car la menace est explicite, bien que le mot ne soit pas employé. Incidemment, la phrase de A illustre la définition d’une menace : on y retrouve l’engagement de A, exprimé à l’instant t, de faire quelque chose (porter plainte) en t+2 si B n’accomplit pas une certaine action (élaguer son arbre) en t+1. En outre, l’action de porter plainte est crédible (il est facile de porter plainte, A peut demander à un ami de dire à B qu’il a déjà contacté son avocat, B sait que A a un caractère obstiné, etc.), et elle représente un coût (et des tracas) que A, l’auteur de la menace, préfèrerait éviter (9).

Si nous revenons à la phrase « Je vois… », elle semble être moins « menaçante » que le « Je vous promets » du professeur…

La force d’une déclaration menaçante dépend des verbes qui remplacent le verbe « menacer » : « Je vous promets que vous aurez une mauvaise note » a plus de force que « Je vous signale que… » ou « Je préfère vous prévenir que… », qui s’apparentent plutôt à une recommandation ou à un conseil.

Mais la menace portée par « Je vois… » pèse sur l’employé à cause d’une double incertitude. D’abord, il ne connaît pas le tort qu’il pourrait subir (10). Ensuite, le fait même qu’une petite phrase comme « Je vois… » soit ouverte à interprétation (elle peut aussi signifier « Je comprends votre position », « Je ne m’y attendais pas », « Peut-être avez-vous raison »…) est en soi une menace.

Dans l’exemple de l’étudiant, la menace remplit une fonction pédagogique…

Exactement : on peut menacer pour le bien d’autrui, et on peut menacer pour le bien commun.

L’économiste Kenneth Boulding cite les deux cas. Le premier est celui de « la situation dans laquelle A conduit B (par la menace) à accomplir une action pour son propre bien, une action que B n’aurait pas accomplie en l’absence de menace » (11). Selon Boulding, « la justification morale de la menace tourne souvent autour de cette hypothèse ».

S’agissant de l’importance de la menace pour le bien commun, Boulding observe qu’elle est au « fondement d’une grande partie de l’obéissance à la loi ». Si les citoyens acceptent de payer des impôts – et d’être sanctionnés dans le cas où ils se déroberaient à cette obligation –, c’est parce que « payer des impôts » est une chose « que chacun veut bien faire si tout le monde la fait, mais que personne ne veut faire si certains ne la font pas ».

Au fond, ces deux situations offrent une nouvelle illustration de l’omniprésence de la menace dans les relations humaines, par laquelle nous avons commencé notre entretien.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron

(1) D. A. Baldwin, « Thinking about threats », The Journal of Conflict Resolution, 15(1), 1971, p. 71-78.

(2) L’actualité rend aussi largement compte des menaces entre individus, y compris des menaces de mort, et celles qui expriment le signe d’un danger, comme la « menace climatique ».

Nous ne donnons pas les références des expressions citées, que l’on pourra aisément retrouver.

(3) Voir A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 2010.

(4) Selon les termes du philosophe J. L. Austin (How to do things with words, Oxford University Press, 1962, tr. G. Lane, Quand dire c’est faire, Éditions du Seuil, 1970).

(5) T. C. Schelling, The strategy of conflict, Harvard University Press, 1960, 1980, tr. R. Manicacci, Stratégie du conflit, PUF, 1986.

(6) J. R. Searle, Speech acts: An essay in the philosophy of language, Cambridge University Press, 1969. Je pourrais aussi dire, de façon encore plus formelle et quasi juridique : « Je promets par la présente [« par ce moyen », c’est-à-dire au moyen des mots que je suis en train de prononcer] que je vais le faire ».

(7) Sauf, indirectement, à répondre « Oui » à la question « C’est une menace ? ».

(8) J. R. Searle, Speech acts, op. cit.

(9) Ces éléments se retrouvent dans la définition de Thomas Schelling : « La particularité d’une menace réside dans le fait que l’on affirme avoir décidé d’accomplir, si certains événements placés sous le contrôle de l’autre partie se produisent, une action que l’on préfèrerait autrement éviter » (op. cit.), et dans celle du philosophe Jon Elster : « Au temps 1, le locuteur A fait une déclaration à un auditeur B selon laquelle si B fait un certain choix au temps 2, un certain événement se produira au temps 3. Dans les menaces et les promesses, l’événement est sous le contrôle de A » (Ulysses unbound. Studies in rationality, precommitment, and constraints, Cambridge University Press, 2000).

(10) Cela rejoint les définitions des dictionnaires, qui vont au-delà des caractéristiques indiquées à la note précédente, et qui font plus ouvertement référence à l’idée d’hostilité et de violence : « Parole, geste, attitude par lesquels on manifeste à quelqu’un une intention hostile » (Dictionnaire de l’académie française, 9ème édition), « Manifestation par laquelle on marque à quelqu’un sa colère, avec l’intention de lui faire craindre le mal qu’on lui prépare » (Petit Robert, 1970).

(11) K. E. Boulding, « Towards a pure theory of threat systems », The American Economic Review, 53(2), 1963, p. 424-434.