Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Aujourd’hui vous souhaitez revenir sur le grand forum qui a eu lieu à Berlin la semaine dernière concernant la réforme des institutions de l’Union européenne dans le cadre des futurs élargissement. Y a-t-il eu des avancées concrètes ?
La première des avancées et pas des moindres, c’est qu’à l’initiative de la France et de l’Allemagne, les états membres de l’Union européenne ont, dans leur grande majorité, admis le fait qu’il allait probablement falloir revoir le modèle de gouvernance de l’UE pour pouvoir élargir la communauté, intégrer de nouveaux états, sans pour autant entraver et bloquer durablement les processus de décision.
Pour comprendre à quel point ça constitue une avancée majeure, il faut se souvenir d’où on part sur cette question : la réforme des traités était jusqu’à présent un véritable tabou. À chaque fois que quelqu’un, un politique, ou un État membre, proposait une révision des traités, cette proposition était systématiquement rejetée. Pourquoi ? Et bien parce qu’elle paraissait totalement inenvisageable : comment réussir à obtenir de 27 états un consensus sur une réforme des institutions européennes ?
On se souvient en effet que la dernière modification conséquente des traités remonte au traité de Lisbonne en 2007, qui a été considéré par beaucoup, notamment en France et aux Pays-Bas, comme une trahison de la volonté populaire, puisqu’il reprenait trait pour trait les idées figurant dans le projet constitutionnel, qui avait été soumis à référendum et rejeté dans ces deux états en 2005.
Oui, depuis 2005 l’idée de modifier à nouveau les traités et de demander pour cela l’assentiment des populations, de plus en plus eurosceptiques, effraie la totalité des dirigeants européens.
Donc ça fait plus de 15 ans que cette question est restée en suspens, alors qu’on sait très bien que la mécanique institutionnelle actuelle n’est pas satisfaisante, et qu’elle ne permet pas de répondre aux enjeux en matière d’industrie, de défense, de sécurité du continent, et encore moins à celui de l’élargissement à de nouveaux états.
Quels sont les points qui bloquent encore ?
Il y en a plusieurs. Déjà, le maintien du vote à l’unanimité au conseil sur un certain nombre de sujets, limite considérablement la marge de manœuvre de l’UE. C’est le cas dans de nombreux domaines, et dernièrement, le sujet le plus retentissant, c’était bien sûr celui lié à l’État de droit que certains États sont accusés de ne pas respecter en interne, on pense bien sûr à la Pologne et à la Hongrie.
Plus récemment encore, on a vu la capacité de blocage d’un État, ici la Pologne, dans l’affaire du blé ukrainien : inquiets du risque de concurrence déloyale, la Pologne et d’autres états d’Europe centrale et orientale, se sont opposés à l’exportation libre de droit de céréales ukrainiennes dans l’UE. Puis il y a des sujets de fond qui sont récurrents, comme l’harmonisation fiscale qui, là encore, nécessite une unanimité des votes au Conseil. Ou encore la politique étrangère.
Mais outre cette question de l’unanimité, il y en a une autre qui fait débat depuis des années, et qui est au cœur de l’enjeu de la réforme des traités : c’est celle d’une Europe à plusieurs vitesse, encore appelée une Europe des cercles concentriques, ou bien celle d’un noyau dur européen.
Le forum de Berlin a-t-il été l’occasion d’aborder toutes ces questions et de briser certains tabous ?
Oui, en fait ce forum fait suite à la publication d’un rapport d’experts qui avait été commandé par la France et l’Allemagne dans la perspective de l’élargissement de l’UE. Et dans ce rapport, il est préconisé une révision des traités sur plusieurs points. Bien évidemment, rien n’a été tranché lors de cette réunion, et il faudra de nombreux débats avant d’aboutir à un consensus, si tant est que celui-ci soit même possible.
Mais en tout cas, ce forum aura eu le mérite de réunir l’ensemble des états membres, ainsi que des états candidats à l’adhésion, et de soulever des questions jusque-là taboues. Et aujourd’hui, ce débat est plus que nécessaire, il devient urgent, puisque si jusqu’à maintenant la question de l’élargissement pouvait être traitée d’un point de vue théorique, et repoussée dans le temps, la guerre en Ukraine et les promesses qui ont été faites à l’Ukraine bien sûr, mais à tous les états qui étaient déjà dans un processus d’adhésion ou de candidature, et bien ses promesses aujourd’hui elles engagent les Européens, elles engagent leur crédibilité.
Mais pourquoi une révision des traités, et surtout de la gouvernance de l’Union européenne, apparaît-t-elle aujourd’hui nécessaire pour réaliser ces élargissements ?
Parce que rien qu’en faisant adhérer l’Ukraine, c’est 45 millions d’habitants supplémentaires qu’on intègre à l’UE, ce qui ferait de l’Ukraine le cinquième pays européen en termes de poids démographique, et qui donc en l’état actuel du fonctionnement institutionnel de l’UE, lui confèrerait un poids conséquent dans les négociations et dans le processus de décision. Et ce sont aujourd’hui près de 12 États qui sont engagés dans un processus d’adhésion.
Donc les enjeux pour réussir ces élargissement sont énormes, c’est-à-dire pour qu’ils ne résultent pas en un dumping social et économique généralisé, en un blocage total des institutions et in fine, en un immobilisme de l’Union européenne. Donc, pour réussir, cette étape essentielle, historique, l’UE doit repenser son fonctionnement, mais aussi et surtout ses objectifs. Et je pense que c’est là l’une des lacunes du forum qui s’est tenu à Berlin la semaine dernière.
C’est-à-dire ?
Ce n’est pas d’abord une question d’institutions ou de mécanismes de prise de décisions, c’est avant tout une question de projet : quels objectifs veut-on poursuivre collectivement avec l’Union européenne ? Si ce sont des objectifs d’autonomie stratégique dans des secteurs tels que l’industrie, les énergies vertes, le numérique, ou la défense, alors il est certain qu’il faudra aller vite, très vite pour faire face à la compétition mondiale qui se joue actuellement et dans laquelle les Européens sont à la traine.
Et pour aller vite, il va nécessairement falloir assouplir les processus de décision et permettre aux États qui veulent avancer plus vite que d’autres dans certains domaines de le faire sans attendre que tous soient prêts à les rejoindre. En somme, c’est l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses qui doit enfin s’incarner pour pouvoir réussir les élargissements, et surtout faire de l’Europe une véritable puissance politique, économique et géopolitique. La véritable réforme de l’UE, c’est donc une réforme qui permettra de concrétiser le projet de souveraineté européenne, et non pas des aménagements à la marge ou techniques pour permettre un élargissement à de nouveaux États sans vision d’ensemble.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.