Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Dans vos précédentes chroniques vous insistiez beaucoup sur les manifestations récentes de la solidarité entre les États européens. Mais aujourd’hui vous souhaitez nous interpeller sur le risque du « chacun pour soi » qui semble encore être une tentation pour de nombreux États. Pourquoi ?
Ces derniers mois il était important de mettre en avant les réelles avancées en termes d’intégration et de solidarité européennes. Parce qu’on parle plus souvent du négatif que du positif. Or, du positif et des sources d’espoir, il y en a ! La crise sanitaire puis la guerre en Ukraine ont forcé les États européens à rechercher, plus que jamais, de nouvelles bases pour leur coopération, à renforcer leurs synergies et à chercher des solutions communes à leurs problèmes communs. Les Européens se sont entendus sur des mutualisations de moyens inédites, notamment en termes d’achats communs (qu’il s’agisse du domaine de la santé ou de l’armement). Des projets qui étaient jusqu’alors en suspens ont été remis au goût du jour, comme le SCAF – le système d’avion de combat du futur entre la France, l’Allemagne et l’Espagne. Les Européens ont aussi avancé sur les questions de relance industrielle, sur l’adaptation ou l’assouplissement des règles européennes en termes de politique commerciale et de concurrence, ou de rigueur budgétaire. Sans parler des questions numériques ou cyber qui ont, elles aussi, continué d’avancer. À un an des prochaines élections européennes, on peut déjà dire qu’il y aura vraiment de quoi dresser un bilan exhaustif de ces dernières années, et qu’il y aura beaucoup de positif à en retirer.
Mais on sait bien que les campagnes électorales sont propices à la critique et à la mise en avant de points négatifs ou décevants...
Oui et c’est bien pour ça qu’il faut absolument parler des points négatifs, et des efforts conséquents qu’il reste à faire dans bien des domaines. S’il y a du positif et des avancées, il y a aussi beaucoup de risques, notamment liés au retard qu’ont accumulé les Européens dans des tas de secteurs stratégiques et qui les mettent aujourd’hui en grande difficulté face à une concurrence mondiale qui s’accentue de jour en jour.
Même si les États européens semblent avoir conscience de ces risques, ils n’ont pas encore forcément adopté le « réflexe » européen pour y faire face ?
Non malheureusement ce « réflexe » européen n’est pas encore devenu quelque chose d’automatique, loin de là. Ces derniers mois, on a pu constater les doubles discours de bons nombres de pays européens. Si tous affirment en public vouloir s’inscrire dans une dynamique européenne et solidaire, dans les faits, c’est loin d’être toujours le cas. On peut prendre plusieurs exemples. Le plus frappant c’est sans doute l’Allemagne et c’est un député européen français qui a récemment interpellé le Chancelier Olaf Scholz au Parlement européen. Il s’agit de François-Xavier Bellamy qui dénonce de manière assez directe le double langage de l’Allemagne.
À quel sujet en particulier ?
Déjà sur la politique économique de l’Allemagne qui est la première à parler de rigueur, d’austérité budgétaire et de respect des règles de la concurrence, alors qu’elle a dégainé il y a quelques mois un plan de soutien massif pour l’économie allemande de 200 milliards d’euros, et qui comprend un gros volet de subventions et d’aides d’État. C’est le fameux « double wumms » qui a soulevé beaucoup de critiques au niveau européen : puisque ce plan, comme beaucoup d’autres, n’a pas du tout été concerté avec les autres États européens, beaucoup craignent qu’il engendre une distorsion de la concurrence au sein du marché intérieur. Et autre sujet, l’énergie bien sûr qui concentre toutes les tensions depuis de nombreuses années : alors que l’Europe fait face à une grave crise énergétique – en très grande partie causée par l’Allemagne d’ailleurs et la dépendance qu’elle a entretenue avec la Russie pendant des années –, les Allemands ont quand même décidé de fermer leur dernière centrale nucléaire et de renforcer la production de leurs usines à charbon. Le coût pour l’Europe de ces décisions non concertées, il est non seulement économique mais aussi écologique : la pollution qui vient d’Allemagne est considérable et ça ne risque pas de s’arranger.
L’Allemagne n’est pas le seul pays à jouer sa propre partition. La France a aussi annoncé un grand plan de réindustrialisation nationale.
Oui bien sûr. La tentation du « chacun pour soi » concerne tous les États. D’ailleurs, lorsque la France a lancé sa politique du « quoi qu’il en coûte » ou du bouclier tarifaire pour encadrer les prix de l’électricité, il n’y a pas eu non plus de concertations. La grande différence cependant, c’est que les impacts ou les conséquences de la politique française ou italienne ou espagnole sur le reste de l’Europe sont bien moins importantes que celui de la politique allemande. Ce qui a choqué aussi concernant l’attitude de l’Allemagne, c’est qu’Olaf Scholz se soit rendu en Chine seul, sans aucun représentant de l’UE, contrairement à Emmanuel Macron qui était accompagné d’Ursula van der Leyen. Disons donc que l’attitude solitaire de l’Allemagne est des plus visibles en Europe. Mais on pourrait aussi parler de la Pologne qui cultive une attitude très « autonome » en ce qui concerne ses partenariats industriels, surtout dans le domaine de la défense, puisque la grande majorité des achats sont passés auprès des Américains et des Sud-Coréens.
Les États européens semblent « jouer » les uns contre les autres... comment est-ce qu’on peut au contraire renforcer la solidarité ?
La difficulté, c’est que le niveau de concurrence n’a jamais été aussi fort en Europe. Notamment en ce qui concerne l’installation de projets internationaux : les États surenchérissent les uns contre les autres, tout le monde se bat pour obtenir les meilleurs projets. Non seulement ça exacerbe la concurrence en interne, mais en plus ça envoie un message de désunion et de désordre à nos partenaires commerciaux non européens qui savent très bien exploiter cette faiblesse. Il faudrait donc une meilleure coopération au niveau européen pour que chaque État puisse définir les filières économiques, industrielles, commerciales dans lesquelles il veut investir ou devenir leader. Si on prend l’exemple de la France, même si le plan industriel est ambitieux, il ne faut pas imaginer qu’on retrouvera le niveau d’industrialisation qu’on a connu il y a 30 ans. Il va falloir qu’on identifie des niches ou des filières d’excellence, comme les batteries par exemple, et ce pour chacun des pays européens. C’est un enjeu de cohérence et bien sûr de solidarité.
Entretien réalisé avec Laurence Aubron.