Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Depuis 2011, l’Allemagne a fait le choix de sortir de l’énergie nucléaire. Pourtant, la guerre en Ukraine fait bouger les lignes. Où en est le débat public en Allemagne ?
Les termes ont changé, principalement autour de la question du report de la sortie du nucléaire. En septembre, seuls 10- 15 % des sondés souhaitaient encore s’en tenir à décembre 2022. A la même période, 67 % des sondés souhaitaient que les centrales existantes soient prolongées jusqu’en 2024, selon Forsa pour RTL/ntv.
Pourquoi le nucléaire est-il un sujet si épineux chez nos voisins ?
La mobilisation et l’influence des Verts ont été bien plus importants en Allemagne à la suite des accidents nucléaires à travers le monde des années 1970 et 1980. Dès le milieu des années 2000, la décision a été prise de ne construire aucune nouvelle centrale et de limiter à 35 ans la durée de vie de celles existantes. Un équilibre rompu en 2011 après la catastrophe de Fukushima, lorsque le gouvernement fédéral a fait le choix, inattendu, d’abandonner le nucléaire en une décennie.
Dans leur contrat de coalition en 2021, les sociaux-démocrates du SPD, les Verts et les libéraux du FDP avaient rappelé l’objectif de fin 2022, et en avaient fixé deux autres : avancer la sortie du charbon de 2038 à “dans l’idéal” 2030, et la neutralité carbone globale pour 2045. En Allemagne, seule 12,6 % de l’électricité injectée dans le réseau était d’origine nucléaire en 2021, tandis que près de 70 % de l'électricité produite l’était en France.
La perspective de la sortie de l’énergie nucléaire a en grande partie façonné le débat énergétique en Allemagne au cours de la décennie 2010. De quelle manière ?
Dans un contexte de demande forte et croissante en énergie, se passer d’une source remet en cause l’intégralité du mix. L’Allemagne s’est tournée vers le charbon et le gaz naturel, et a cherché à accélérer le développement des renouvelables. Cette évolution n’était pas sans poser un certain nombre de défis, dont celui de la gestion des dépendances - Berlin devait importer gaz et pétrole, dont 55 % de son gaz de Russie avant la guerre en Ukraine.
Autre défi : celui de la qualification de la politique énergétique, considérée jusqu’alors sous un angle avant tout commercial, et non géopolitique. C’est ainsi que Nord Stream 2 a été défendu jusqu’à mi- février 2022. Ajoutons que les infrastructures de réseaux doivent être modernisées et donc financées, et qu’autant la France peut se targuer d’avoir un mix énergétique largement décarboné grâce au nucléaire, autant l’impact carbone est moins favorable en Allemagne.
Pensons à un dernier défi, généralisé : celui de l’articulation dans le temps. Le développement des énergies renouvelables demande du temps, pour les installations comme les technologies, notamment de stockage. Les projets de loi du printemps et de l’été doivent permettre d’accélérer encore ce développement, mais ne peuvent pas répondre à l’urgence de la gestion de l’hiver.
L’invasion russe en Ukraine et ses conséquences en matière d’énergie, en termes de flambée des prix et de sanctions européennes, a bouleversé l’équilibre fragile de la sortie allemande du nucléaire. Comment ce débat s’est-il articulé ?
Les lignes de fracture ont bougé, avec une dimension géopolitique nouvelle. Ce débat a pris une ampleur considérable, dans l’ensemble de la société. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, avait même appelé en juin au prolongement pour un an pour faire face à la crise. Dans un autre registre, GretaThunberg avait appelé le 12 octobre, deux jours avant le congrès des Verts, à prolonger les centrales au lieu de mobiliser le charbon.
Avec en toile de fond la question des approvisionnements, sous l’angle des quantités comme des prix : un sujet d’attention majeure, alors que l’inflation a atteint 10 % sur un an en septembre. A la même période, plus de 80 % des Allemands estimaient d’ailleurs que la crise ferait perdre des emplois, et près de 40 % s’inquiétaient de leur capacité à régler leurs factures d’énergie. La crise énergétique pourrait mettre à mal le modèle économique allemand.
Comment le débat politique s'est-il articulé face à ces inquiétudes et attentes des citoyens allemands ?
Les lignes de fracture sont claires : les chrétiens- démocrates de la CDU-CSU et l’extrême-droite de l’AfD par exemple souhaitaient prolonger les centrales jusqu’en 2024. Mais au-delà des oppositions, cette fracture traverse la coalition fédérale elle-même. Les Verts ont fait volte face sur les livraisons d’armes à l’Ukraine, mais sur ce marqueur historique majeur qu'est le nucléaire, ils n’étaient prêts qu’à accepter un report de la sortie au printemps 2023. Et aux termes de l’accord de la coalition de septembre 2022, étaient prévus : l’arrêt du réacteur de Basse-Saxe fin décembre, la mise en réserve de ceux de Bavière et du Bade-Wurtemberg jusqu’en mars. Ce qui évitait d’importer de nouveaux combustibles nucléaires. Les libéraux voulaient quant à eux maintenir les trois centrales jusqu’en 2024.
Finalement, c’est Olaf Scholz qui a tranché, le 17 octobre 2022 : les 3 centrales sont prolongées jusqu’au 15 avril 2023. Des centrales au charbon seront aussi prolongées jusqu’au printemps 2024, mais on attend une nouvelle loi sur l'efficacité énergétique. Dans un système politique avant tout fondé sur le compromis, que le chancelier doive trancher après des semaines de tensions dénote la difficulté de la coalition à trouver des compromis sur un sujet aussi sensible.
La sortie définitive du nucléaire sera donc pour avril 2023 en Allemagne ?
Elle est présentée comme “définitive”, mais je resterai prudente. C’est l’urgence de la crise, alors que l’hiver approche, qui a permis la cristallisation de la décision de report. Les circonstances pourraient-elles pousser à la réouverture du débat sur la sortie ? Des forces politiques et une majorité de l’opinion pourraient y être favorables, mais rien n’est moins sûr.
Un dernier sujet mérite attention, ce sont les débats européens. L’Allemagne a historiquement porté le débat sur la sortie du nucléaire en Europe, et il a fallu un compromis franco-allemand sur le gaz naturel et le nucléaire pour les inclure dans la liste des énergies de transition dans la taxonomie européenne. La taxonomie, c’est la classification des activités économiques qui ont un impact favorable sur l'environnement : elle vise à faciliter les financements, et le texte a été adopté définitivement en septembre 2022. Le débat européen n’en est pas terminé pour autant.
Entretien réalisé par Laurence Aubron