Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Le 24 février 2023, cela fera un an que la guerre en Ukraine a éclaté, depuis l’invasion russe. Un an après, cette guerre a-t-elle marqué un tournant pour l’Allemagne ?
Oui, certainement. Cela a d’ailleurs un nom, la “Zeitenwende” : Olaf Scholz avait ainsi parlé de “changement d’époque” lors de son discours devant le Bundestag à peine quelques jours plus tard, le 27 février.
Plus globalement, c’est le modèle allemand qui est remis en cause. La protection américaine a pu sembler flageolante sous la présidence de Donald Trump - l’élection de Joe Biden en 2020 a rassuré, mais quid de 2024 ? Ensuite le modèle économique se fissure : d’une part, les importations énergétiques bon marché en provenance de Russie doivent en urgence être remplacées alors que les renouvelables doivent encore être développées, et que Berlin entend sortir définitivement du nucléaire. D’autre part, les exportations vers la Chine ont pâti de la perturbation des chaînes mondiales de valeur avec la Covid-19 - la Chine commence à se rouvrir, mais la question des dépendances se pose de manière aiguë.
Cette remise en cause du modèle allemand a cristallisé lors du 24 février 2022 sur une prise de conscience des responsabilités géopolitiques allemandes, nous en avions parlé. Au-delà des discours, où en est-on dans les faits ?
Oui, c’est la question majeure depuis un an. Olaf Scholz, dès le 27 février, avait parlé de “Zeitenwende” : Annalena Baerbock, la ministre des Affaires étrangères, avait ajouté à sa suite “à changement d’époque, changement de politiques”. Force est de constater que cela patine.
Sur la défense par exemple, il y a un consensus pour renforcer l’engagement allemand, en propre comme au sein de l’UE et de l’OTAN. C’est notamment le fonds de 100 milliards d’euros inscrit dans la Loi fondamentale au printemps dernier. C’est encore l’engagement de budgets de défense à 2 % du PIB chaque année : un engagement qui n’est d’ailleurs pas encore tenu. Mais il y a toujours des interrogations sur la capacité de l’armée allemande à se moderniser de manière effective, à la fois en tant qu’institution, qu’administration, mais aussi en matière d’armements. Boris Pistorius a remplacé mi-janvier au poste de ministre fédérale de la défense une Christine Lambrecht démonétisée : la tâche est rude. Sans compter les lignes de fractures au sein de la coalition fédérale sur un très grand nombre de sujets si ce n’est sur tous les sujets - il n’y a qu’à citer les longs débats sur la livraison à l’Ukraine d’armements depuis des mois, sur des chars de combat en janvier.
Sur presque tous les sujets il y a désaccord au sein de la coalition, dites-vous : comment continuer à gouverner dans ces conditions ?
Tout d’abord un contrat de coalition, document juridiquement contraignant, a été signé entre les 3 partis de la coalition fédérale, le SPD du chancelier Olaf Scholz, les Verts des ministres Annalena Baerbock et Robert Habeck, et les libéraux du FDP menés par le ministre des Finances Christian Lindner. Il y a donc engagement, et une responsabilité forte devant les électeurs : quitter la coalition, c’est prendre le risque d’une sanction aux prochaines élections.
Il faut aussi ajouter qu’en Allemagne, un gouvernement ne peut être démis de ses fonctions par le Bundestag que si un autre Chancelier peut être élu au préalable - et donc un autre gouvernement formé. C’est la clause de défiance constructive : un moyen d’éviter la vacance du pouvoir, et d’en assurer la stabilité.
Pourquoi les désaccords sont-ils si profonds au sein de la coalition ? Ils se sont pourtant mis d’accord sur un texte commun il y a un an, en novembre 2021 : c’est encore récent.
Dès le début, l’alliance s’est avérée hétéroclite. C’est d’ailleurs pour cela que les négociations avaient débuté entre les deux partenaires potentiels les plus éloignés, les Verts et le FDP, pour tenter d’établir des lignes de convergence. Et il y a bien sûr le choc de l’invasion en Ukraine.
Comment se traduit-il pour chaque parti de la coalition ?
Pour le SPD, cela impose de repenser l’ensemble de son logiciel plutôt pro-Kremlin - alors qu’il vient déjà par ailleurs de revenir sur des réformes phares des années 2000, comme les réformes Hartz IV remplacées par une allocation citoyenne depuis le 1er janvier 2023.
Pour le FDP, cela suppose des dépenses supplémentaires, un éloignement de l’orthodoxie budgétaire - ce qu’il paie d’ailleurs dans les sondages : ce qui d’ailleurs ne l’incite pas aux concessions.
C’est pour les Verts que la mue est la plus étonnante : le parti est devenu le fer de lance des livraisons d’armes à l’Ukraine, ses ministres organisent les importations de GNL, et il a accepté la mention de la fusion nucléaire dans la déclaration du Conseil des ministres franco-allemand du 22 janvier 2023.
Pour le chancelier et l’ensemble des Allemand·es enfin, le choc implique d’accepter que l’économie est aussi de la géopolitique.
La coalition allemande : quel numéro de téléphone donc, pour paraphraser Kissinger ?
Le chef de la coalition reste le chancelier : il a le dernier mot lorsque cela est nécessaire - autrement, les ministres gèrent leurs portefeuilles. Olaf Scholz a dû intervenir par exemple sur la sortie du nucléaire à l’automne 2022. Néanmoins, les rapports de force sont complexes - voire des bras de fer quotidiens. À la différence de la France, il faut construire des compromis entre des lignes politiques parfois très différentes au sein même du gouvernement, et les différences sont affichées - voire même parfois revendiquées.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.