Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
Désormais, alors que les troupes russes sont toujours massées à la frontière ukrainienne, les services de renseignements américains évoquent la possibilité d’une opération militaire imminente. Dans ce contexte tendu, Emmanuel Macron s’est rendu cette semaine à Moscou et à Kiev. Est-ce que l’Europe reprend la main dans le conflit ukrainien ?
La France et l’Allemagne tentent inlassablement de relancer leur médiation dans le conflit. Le voyage d’Emmanuel Macron cette semaine, à Moscou et à Kiev, est à lire dans cette perspective. Le président français s’est arrêté sur le chemin, à Berlin, pour s’entretenir avec le chancelier allemand. Les Européens ne cessent de plaider pour une médiation européenne. Mais ils se heurtent aux principaux acteurs de cette crise, et en particulier aux Russes.
Justement : pourquoi la Russie veut-elle écarter les Européens de la gestion de la crise ?
La Russie mène une politique de puissance, à deux échelles.
Le premier est régional. La Russie est en train de reconstituer son aire d’influence sur le monde russophone et sur la plupart des anciennes républiques soviétiques, en l’occurrence, l’Ukraine, la Biélorussie et les pays du Caucase.
Parallèlement, la Russie veut être reconnue comme une puissance mondiale. Et pour asseoir son statut international, elle préfère traiter directement avec ceux qu’elle considère comme ses égaux, à savoir les Etats-Unis. Comme au temps de la guerre froide, elle privilégie un dialogue bilatéral qui lui donne cette stature mondiale. Ce qui, par voie de conséquence, rejette l’Union européenne au rang de puissance régionale.
Mais pourtant, ce sont les relations entre l’Ukraine et l’Union européenne qui ont déclenché la crise. N’est-ce pas ?
Oui, et cela semble être le grand paradoxe. Rappelons brièvement les étapes de la crise. Premier round : en 2013, un accord d’association devait être signé entre l’Union européenne et l’Ukraine. La Russie décide, pour l’empêcher, de faire pression sur le gouvernement ukrainien, notamment en augmentant les prix du gaz. Face à ces pressions, fin novembre 2013, Kiev refuse l’accord avec l’U. Cela provoque les grandes manifestations pro-européennes de la place Maïdan, et la fuite du président Ianoukovitch en février 2014.
Second round : la Russie, refuse de reconnaître le nouveau gouvernement ukrainien. Elle annexe la Crimée et soutient les séparatistes du Donbass, cette province industrielle de l’Est de l’Ukraine. Le conflit au Donbass a déjà fait plus de 14 000 morts. La Russie nie toute implication, et préfère parler de guerre civile. Mais son soutien aux séparatistes ne fait guère débat. Ce sont donc effectivement les relations avec l’Union européenne qui semblent à l’origine de la crise.
Par ailleurs, ce sont bien les Européens, à nouveau, et non les Américains, qui sont les partenaires commerciaux des Russes, notamment pour l’énergie ?
Oui, la Russie est le premier fournisseur d’hydrocarbures de l’Union européenne. Elle représente 40 % de nos importations, et 19 % de notre consommation à l’échelle de l’Union. La Russie est aussi le deuxième fournisseur de pétrole, avec 20 % des importations européennes et 16 % de sa consommation. L’Union est donc fortement dépendante de la Russie en la matière.
Mais tous les pays européens ne sont pas – individuellement – également dépendants de la Russie en matière énergétique. Certains pays d’Europe centrale et orientale, comme la Slovaquie, les pays baltes, la Pologne ou l’Autriche, sont totalement dépendants. C’est l’héritage des tracés soviétiques de pipelines et gazoducs. L’Allemagne, en déficit énergétique depuis sa décision de renoncer aux centrales nucléaires, en dépend à 37%. Pour la France, la Russie représente 24 % des approvisionnements énergétiques. Bref, l’Europe ne peut pas se passer du gaz russe. Mais cela ne représente pas la même urgence pour tous les pays d’Europe.
Et la Russie : peut-elle se passer des clients européens ?
Pas vraiment. Si l’Europe est dépendante du gaz russe, de fait, Gazprom a aussi besoin des investisseurs et des clients européens. La dépendance est en partie réciproque, ce qui « neutralise » en réalité en partie l’arme énergétique.
Alors que craint la Russie ? Pourquoi cette fermeté sur l’Ukraine ?
Ce que craint le plus la Russie, c’est l’avancée de l’OTAN dans la région. De son point de vue, l’Union européenne n’est que le cheval de Troie de l’OTAN.
Car l’Ukraine est aussi candidate à l’OTAN ?
L’Ukraine s’est, dès 1992, rapprochée de l’OTAN, via les partenariats post-guerre froide. Elle a ensuite engagé,, en 2008 le plan d’action pour l’adhésion à l’OTAN, le fameux MAP – la procédure d’élargissement de l’Alliance atlantique. Sous la présidence Ianoukovitch, les projets d’adhésion à l’OTAN avaient été abandonnés. Mais ils ont été relancés après l’annexion de la Crimée. Et, depuis février 2019, les projets d’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN sont inscrits dans le préambule de la Loi fondamentale ukrainienne.
Plus que tout, ce qui inquiète la Russie c’est la perspective d’être « encerclée » par l’OTAN. Or, depuis la chute du mur, les anciens pays du bloc soviétique ont quasiment tous adhéré à l’OTAN avant d’adhérer à l’Union européenne. C’est encore le cas de la macédoine du Nord, devenue membre de l’OTAN en 2020, et dans le processus d’adhésion à l’Union européenne est toujours en cours.
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Jenny Raflik au micro de Laurence Aubron