Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.
Cette semaine, QD, vous voulez nous parler d’une loi des séries bien révélatrice, c’est cela ?...
La série commence dans le garage d’une résidence à SAINT-PÉTERSBOURG, où l’on découvre le corps sans vie d’Alexander TYULAKOV, cadre dirigeant chez GAZPROM.
Nous sommes le 25 février 2022. L’invasion russe de l’Ukraine a débuté la veille.
Depuis lors, et jusqu’à aujourd’hui, à trois exceptions près, il se produit tous les mois au moins un décès brutal ou inexpliqué, voire franchement suspect, dans les rangs des oligarques et des cadres politiques et administratifs de la Fédération de Russie et de la Biélorussie. On dénombre une quarantaine de cas confirmés. Tout cela est connu, et je ne vous infligerai pas l’énumération de leurs noms.
Tous ces personnages sont des civils – pourquoi ne faites-vous pas mention de militaires, QD ?...
…parce que l’on peut raisonnablement penser que personne à MOSCOU n’a eu intérêt à la neutralisation d’officiers, morts en Ukraine. D’ailleurs, pour ouvrir une parenthèse, depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, on en est à une dizaine de généraux russes décédés au front, c’est-à-dire un par mois - plutôt mieux qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, ou l’Armée rouge a perdu 416 officiers généraux, c’est-à-dire sept par mois. Fin de la parenthèse.
Cependant, plus récemment, on note l’émergence d’une nouvelle catégorie : celle de familiers du Kremlin qui, du jour au lendemain, disparaissent.
Il ne s’agit pas de M. PRIGOGYNE et de ses acolytes, dont on connaît les circonstances de la mort, mais bien de responsables de premier plan, vantés par les médias russes et dont on est sans nouvelles crédibles depuis des mois. C’est par exemple le cas emblématique du Général SUROVIKINE, brutalement compétent, et de ses adjoints, mais aussi du très populaire Général POPOV et des siens, qui n’ont pas ménagé leurs critiques à l’égard de la conduite de l’opération militaire spéciale par le Ministre de la Défense, Sergueï CHOÏGOU, lequel, en dépit de ses tenues chamarrées, demeure à leurs yeux un apparatchik provincial dépourvu de toute formation militaire.
La durée de la guerre en Ukraine et les difficultés économiques croissantes nourrissent inévitablement les ambitions au sein du premier cercle et, tout aussi inévitablement, la méfiance croissante de Vladimir POUTINE vis-à-vis de ses plus proches. Diviser pour régner n’a désormais plus de sens, mais limoger des collaborateurs utiles pour les remplacer par des béni-oui-oui ne peut qu’accélérer la progression de la gangrène qui gagne le sommet de l’État russe. Longtemps perçu comme un allié, le temps, aujourd’hui, se retourne contre le Kremlin.
Est-ce que l’on assiste à un scénario comparable au sommet de l’autre grande puissance autocratique, la Chine ?...
Pas exactement. En dépit de quelques escarmouches à la frontière avec l’Inde, au sens militaire classique, la Chine n’est en guerre avec personne, depuis la défaite de son armée devant les troupes vietnamiennes du Général GIÁP en 1979.
Toutefois, le Président XI Jinping a ceci de commun avec son voisin (et problématique allié), M. POUTINE : ce sont les très réels soucis que lui procure l’état de ses forces armées, officiellement baptisées Armée populaire de Libération.
En dépit de l’expansion spectaculaire des moyens et équipements de celle-ci, qui constitue aujourd’hui la première force terrestre et navale de la planète et qui possède une très importante composante responsable des missiles, tout n’est pas d’équerre, à commencer par l’invraisemblable système des omniprésents commissaires politiques, autorisés à intervenir au quotidien dans les décisions opérationnelles. On rappellera à cet égard que le propre père de M. XI avait fait carrière comme commissaire politique aux armées.
Mais au-delà du cas des militaires, on assiste tout de même à une reprise en main politique ?...
Le Président XI Jinping a conquis et consolidé son pouvoir, au fil du temps, par une succession de très habiles manœuvres au sein des structures supérieures du Parti, où, pour l’heure, rien ne paraît objectivement devoir le menacer.
Mais au sein du gouvernement, il en va tout autrement, et l’on enregistre une succession de disparitions incompréhensibles ou inexpliquées parmi les responsables, dont la loyauté n’avait jamais été mise en doute. Ainsi en va-t-il du départ des ministres des Affaires étrangères, à peine nommé, et de la Défense, dont on est toujours sans nouvelles.
Le décès suspect de l’ancien Premier ministre, tout comme la disgrâce des apparatchikis chargés de l’encadrement du secteur financier, sont révélateurs d’une méfiance croissante de M. XI vis-à-vis de son premier cercle, ce qui génère par ruissellement une véritable purge de cadres à l’échelle du pays.
Russie et Chine, deux pays, un même système, donc ?...
…un même système, qui finit par les mêmes conséquences. Dans l’ATHÈNES du Ve siècle avant notre ère, les déités tenues pour les plus redoutables se nommaient Dolos, dieu de la supercherie, et Aparté, déesse de la perfidie. Ce couple d’enfer instillait dans la tête des puissants la crainte croissante de la prodosia, la trahison de leurs proches.
A PÉKIN comme à MOSCOU, nul n’est donc besoin d’être helléniste pour vérifier le bien-fondé des éternelles faiblesses humaines.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.