Aurélien Mornon-Afonso est assistant académique-coordinateur au sein du département d’Études politiques et de gouvernance européenne du Collège d’Europe. De double nationalité portugaise et française, il a déjà travaillé au sein de plusieurs institutions européennes et nationales : Cour de Justice de l’Union européenne, Commission européenne (DG EMPL) et Assemblée nationale (Commission des affaires européennes). Auparavant, il a étudié à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (double majeure droit et sciences politiques) ainsi qu’au Collège d’Europe (POL). Il a été l’auteur d’un mémoire sur le renouvellement des actions de la Commission européenne afin d’assurer le respect de l’État de droit face aux intérêts divergents des États membres (sous le prisme du modèle principal-agent).
On a beaucoup entendu parler de la volonté de la Commission de geler les subventions versées à la Hongrie à hauteur de 7,5 milliards d’euros pour non-respect de l’État de droit. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
On a en effet entendu énormément de choses ces derniers temps mais surtout beaucoup de choses imprécises. Le 18 septembre, la Commission a décidé pour la première fois de déclencher le mécanisme de conditionnalité car elle estime qu’il existe des carences et des irrégularités dans les processus de passation de marchés publics en Hongrie. Ainsi, l’action de la Commission n’est pas centrée généralement sur les violations répétées à l’État de droit mais bien à l’un des maux : la mauvaise gestion de fonds européens sous fond de corruption.
Comment la Commission européenne s’est-elle imposée à l’agenda sur l’État de droit alors que les Traités ne la désignent pas directement ?
La Commission s’est montrée active sur le sujet notamment en se dotant d’une véritable « boîte à outils » depuis 2014 avec la mise en place d’un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit et d’un rapport annuel sur l’État de droit par État membre en 2020. Initialement, la volonté était de créer un cadre alternatif de dialogue afin d’éviter d’avoir recours à la clause nucléaire de l’article 7 qui requiert l’unanimité des États (art. 7, §2 et 3 du TUE pour les sanctions). Finalement, le ton s’est durci du côté du Berlaymont (siège de la Commission européenne, ndlr) et la Commission n’a pas hésité à plusieurs reprises à intenter des recours en manquement envers la Pologne et la Hongrie ; et à inclure dans sa « boîte à outils » un nouvel instrument plus dissuasif, le mécanisme de conditionnalité qu’elle vient donc officiellement d’inaugurer.
En quoi l'activisme du Parlement européen a-t-il été déterminant pour la Commission ?
Déjà par le passé, le Parlement européen a adopté de nombreuses résolutions et plusieurs rapports pour appeler les autres institutions à agir. Depuis l’adoption du règlement sur le mécanisme de conditionnalité, le Parlement n’a cessé de se montrer très engagé sur la question. Il a tout d’abord menacé la Commission d’un recours en carence car il estimait qu’elle prenait trop de temps dans l’utilisation du mécanisme. Le 15 septembre, le Parlement a adopté une résolution dans laquelle il estimait que la Hongrie était une « autocratie électorale » et invitait la Commission à utiliser tous les moyens à sa disposition pour lutter contre ce phénomène. Les actions de la Commission se trouvent donc adoubées directement par l’un des colégislateur·ices.
Le Parlement a donc poussé les institutions à agir, mais comment les États ont-ils réagi ?
Lors des négociations relatives au mécanisme de conditionnalité, les États ont un peu joué un « double jeu ». Alors que la plupart des États se félicitaient d’une proposition de la Commission, ses ambitions ont toutefois été retoquées sur deux choses importantes : la publication obligatoire de lignes directrices par la Commission (alors que cela reste normalement de sa compétence discrétionnaire) et une définition plus restreinte des possibilités de déclencher le mécanisme.
Ainsi, on était passé de « défaillances généralisées de l’État de droit » à une liste beaucoup plus fermée d’éléments dans les conclusions du Conseil européen des 10 et 11 décembre 2020. La Hongrie et la Pologne avaient enfin saisi la Cour de justice de l'Union européenne le 11 mars 2021 afin de contester la légalité du mécanisme adopté, ce que la Cour a rejeté le 16 février 2022. Cela montre la détermination de certains États à bloquer la Commission. Finalement, les présidences rotatives du Conseil jouent également un rôle clé. On sait, par exemple, que les présidences des États membres d’Europe de l’Ouest sont généralement plus engagés sur le sujet en organisant de nombreuses auditions dans le cadre de l’article 7§1 du TUE.
Enfin, que penser de ce rebattement des cartes ?
De manière générale, on peut apprécier que la Commission ait pris de plus en plus d’importance dans la sauvegarde de l’État de droit en Europe. Par exemple, lors du dernier discours sur l’État de l’Union prononcé par Ursula Von der Leyen devant les eurodéputé·es, l’idée de valeurs démocratiques européennes a occupé une partie assez majeure de l’intervention. C’est là une réponse directe aux préoccupations grandissantes du Parlement européen qui veut incontestablement renforcer son rôle de représentant privilégié des intérêts des citoyen·nes de l’Union. La Commission souhaite, quant à elle, renforcer ses pouvoirs et sa légitimité en tant que gardienne des Traités et in extenso de l’État de droit tandis que les États restent dans l’ambiguïté : accepter que la Commission gagne en influence en tant qu’arbitre qui se voudrait neutre (« honest broker ») pour résoudre ces conflits tout en s’assurant qu’elle ne devienne pas trop imposante.
Aujourd’hui, c’est bien la Hongrie qui est sous le feu des projecteurs mais il faudra regarder de près l’évolution de la situation italienne si un jour les autorités décidaient de remettre en cause la primauté du droit européen. Nous en sommes encore loin mais le cas hongrois pourrait créer un précédent en faveur de la Commission.
Verdict dans les prochains mois, le Conseil, s’il intervient, doit encore statuer à la majorité qualifiée pour que ce gel des fonds se concrétise.
Entretien réalisé par Laurence Aubron