Cette semaine, Albrecht Sonntag, vous nous proposez de regarder de plus près l’un des lauréats du Prix Nobel de la Paix qui a été décerné il y a quelques jours. C’est l’association d’historiens russes « Memorial » qui vous intéresse particulièrement.
A plus d’un titre.
D’abord, parce que l’existence de cette organisation non-gouvernementale, née avant même la dissolution de l’Union soviétique, rappelle qu’il reste des voix indépendantes, dissidentes et intègres que Vladimir Poutine juge suffisamment dangereuses pour se donner la peine de les faire taire. Dans un premier temps en les calomniant de manière systématique afin de discréditer leur travail. Dans un deuxième temps, en les privant de ressources extérieures. Et finalement, en inventant une loi qui permettra de les interdire.
Ensuite, parce le travail de « Memorial », comme son nom l’indique, est celui de la documentation du passé. Depuis plus de trente ans, il s’agissait de préserver la mémoire des victimes du totalitarisme, de la terreur d’Etat, des crimes de l’époque stalinienne.
Mais comme cette dernière a été systématiquement entourée d’un halo nostalgique par le régime de Poutine, afin de nourrir l’idéologie impériale qui domine la politique russe, le travail de Memorial a fini par cesser d’être purement historique pour devenir, progressivement et inévitablement, une voix critique du présent.
Enfin, parce que cet enchevêtrement du passé et du présent m’a rappelé à l’esprit la devise implacable d’un certain O’Brien : « Celui qui contrôle le passé, contrôle l’avenir. Et celui qui contrôle le présent contrôle le passé. »
Je ne suis pas sûre de suivre – on parle de quel O’Brien ? Vous voulez bien éclairer ma lanterne ?
Bien volontiers. O’Brien – qui n’a pas de prénom – est un représentant du pouvoir totalitaire d’Océania, dans le roman 1984 de George Orwell.
Ah, effectivement – ça me disait quelque chose !
C’est O’Brien qui finit par arrêter et torturer Winston Smith, non sans partager avec lui quelques réflexions au sujet de la manière dont le régime exerce un contrôle totalitaire dans tous les sens du terme jusque dans le cerveau des individus.
Le travail sur la mémoire est une composante essentielle de ce contrôle total. La mémoire officielle, celle des archives, est en permanence manipulée pour être en accord avec les doctrines du présent. Et la mémoire des humains est contrôlée par la mainmise intégrale sur le discours médiatique et politique, en l’absence de tout pluralisme. Même le groupe de dissidents-résistants, appelé « Brotherhood » et mené par un certain Goldstein, n’est probablement qu’une invention du parti au pouvoir, histoire de donner au peuple de quoi haïr et de mieux détecter tout individu susceptible d’être attiré par des idées divergentes.
Comme Winston lui-même a travaillé dans le bien-nommé « Ministère de la Vérité », il a lui-même, pendant des années, participé à cette réécriture permanente du passé. Au point qu’il n’a plus aucune notion de vérité objective.
Il est effrayant, le monde de George Orwell, glaçant même.
Je ne vous fais pas dire. Et si vous pensiez qu’un outil comme internet, anarchique et ultra-pluraliste, allait rendre cette vision dystopique caduque, n’oubliez pas qu’il permet également d’appliquer des algorithmes de plus en plus sophistiqués qui permettent d’identifier, et donc de censure, le moindre mot suspect. Du genre « Tiananmen » en Chine.
Une vision particulièrement angoissante dessinée par Orwell concerne la contraction et l’érosion du vocabulaire disponible. La guerre contre la mémoire est complète quand le narratif officiel n’est plus contesté, faute de mots dont le sens n’a pas déjà été corrompu au point de ne plus être compris.
C’est là que réside le travail le plus précieux des historiens : faire en sorte que le sens des mots ne soit pas oublié, ni la manière dont ils ont servi pour préparer des crimes d’Etat et pour les justifier ensuite. Qu’ils soient, de manière emblématique à travers l’association Memorial, récompensés et encouragés par un Prix Nobel, pile-poil d’ailleurs dix ans après l’Union européenne, ce n’est que justice.
Et pour tous ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de lire 1984 et qui ne savent pas encore quoi demander comme cadeau de Noël, vous savez ce qu’il vous reste à faire !
Entretien réalisé par Laurence Aubron