Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Cinquième édito – déjà ! – en temps de guerre. Aujourd’hui, vous vous interrogez sur le rôle des acteurs économiques, notamment des entreprises, au-delà des sanctions.
On parle beaucoup des sanctions économiques internationales, à juste titre.
Leur sévérité et leur périmètre sont sans précédent, même si beaucoup aimeraient les voir étendues pour inclure toute vente de gaz ou de pétrole en provenance de Russie, ce que certains Etats – on cite surtout l’Allemagne – ne pensent pas pouvoir faire dès maintenant. Je prends le pari qu’ils y résoudront, tôt ou tard.
On peut aussi prendre le pari que les sanctions seront bien respectées. Le risque, pour les acteurs économiques concernées, de se faire attraper en plein délit de contournement, est autrement plus grand pour leur réputation que cela n’a été le cas par le passé, en Iran ou en Syrie, voire même en Afrique du Sud, que le public occidental a tout simplement moins sur son radar. La décision du groupe Renault, survenu mercredi, de suspendre ses activités en Russie, est une belle preuve de la pression qui monte.
Ce qu’on constate, c’est que cette fois-ci, la « compliance », c’est-à-dire la conformité avec les règles en vigueur imposées par la loi, s’avère insuffisante. Sous l’injonction de l’opinion publique – c’est-à-dire de la part de citoyens qui sont aussi des consommateurs et des épargnants – les entreprises seront amenées à agir de manière bien plus proactive que par le passé. Sous peine d’être mises au pilori des réseaux sociaux, avec des conséquences désastreuses, les entreprises devront prendre position publiquement (et s’y tenir par la suite). Petit conseil à Nestlé, Auchan et Leroy-Merlin : vous êtes en train de jouer avec le feu !
Vous faites allusion au concept de « Responsabilité Sociale de l’Entreprise », la « RSE ».
Exactement, sauf que cette guerre est en train de rebattre mêmes les cartes conceptuelles devant nos yeux.
Depuis plus de 30 ans, je travaille dans le monde des « business schools », et j’ai vu l’émergence et la consolidation de cette notion de RSE, ou « Corporate Social Responsibility » comme on disait en anglais, cet engagement volontaire des entreprises d’assumer leur responsabilité sur le plan environnemental, social et éthique.
Ces dernières années, ce concept a évolué, notamment sous la pression de l’urgence climatique. En anglais, on parle désormais davantage d’ « ESG », acronyme qui renvoie à l’environnement, le social, et la gouvernance. Il s’agit désormais d’aller au-delà des simples déclarations d’intention et d’engagement vers des critères mesurables, basés sur des indicateurs tangibles, quantitatifs. Cela n’empêchera pas le « greenwashing », mais cela le rendra de plus en plus difficile.
Et en quoi cette guerre en Ukraine va-t-elle affecter ce cadre conceptuel ?
Elle en a élargi l’enjeu. Nous n’assistons pas à un de ces conflits régionaux, pendant lequel vous mettez un de vos marchés secondaires en veille avant de reprendre les affaires une fois que les choses se sont calmées.
Non, ce qui se dessine derrière l’agression russe sur son voisin, et derrière le soutien tacite, et sur certains points même explicite, que lui accorde la Chine, c’est bien l’avenir mondial de la démocratie qui se joue. L’enjeu n’est plus territorial, ni même économique – il s’est déplacé sur le niveau des valeurs fondamentales.
Le business, comme le sport d’ailleurs, a souvent tendance à se déclarer « apolitique ». Je vais m’avancer : c’est fini.
Dans les démocraties libérales, les acteurs économiques fleurissent grâce à des marchés libres et raisonnablement régulés, où des contrats sont honorés et la propriété intellectuelle protégée, où la concurrence est encadrée, où ils peuvent faire valoir leurs intérêts légitimes par des procédures définies, où un Etat de droit assure un minimum de stabilité et de certitude à l’environnement dans lequel ils évoluent. Le tout dans un contexte de respect des libertés, de la dignité de l’individu, et des droits humains.
Tout cela est en jeu. Les opinions publiques le sentent bien. Et les acteurs économiques auront tout intérêt à comprendre qu’au-delà de leur responsabilité sociale, éthique, et environnementale, ils ont aussi une responsabilité politique qu’il faudra assumer.
Il y a trois semaines, je vous ai dit que cette guerre est une césure, un tournant dans l’histoire contemporaine. Elle sera aussi un tournant pour le business. Un tournant fâcheux, un réveil douloureux, mais aussi l’occasion d’une prise de conscience salutaire.
Et là, on ne parle « que » de la Russie. Il y a deux ans et demi, en novembre 2019, j’ai posé sur votre antenne la question « Face à la Chine, que valent nos valeurs ? ». Je n’ai toujours pas la réponse définitive. Mais la réaction à la guerre en Ukraine, si tant est qu’elle s’inscrit dans la durée, me suggère qu’on finira par la poser plus ouvertement.
Source photo : Fred S.
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