Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
C’est votre sixième édito en temps de guerre. Aujourd’hui, vous jetez un regard soucieux sur l’unité affichée des vingt-sept Etats-membres dans cette situation inédite.
Soucieux, il est vrai. On peut être soulagé, voire admiratif devant la manière dont l’Union européenne a réussi jusqu’ici, face à cette guerre devant sa porte, à faire honneur à sa devise en restant remarquablement unie dans la diversité des Etats qui la composent, de leurs sensibilités particulières, de leurs dépendances respectives, de leurs intérêts nationaux.
On dirait que dans les tourbillons des graves crises successives qu’elle affronte depuis des années, ses membres ont développé un véritable savoir-faire d’assumer et de traiter leurs divergences de vue sans pour autant les laisser devenir des conflits ouverts. On dirait même que la coopération inter-institutionnelle s’en est vue améliorée.
Qui plus est, les Etats-membres de l’Europe de l’Ouest – tiens, tiens ! – avouent publiquement s’être trompés durant deux décennies, malgré les alertes de leurs nouveaux partenaires de l’Europe centrale et orientale. Le dernier « mea culpa » est sorti de la bouche du président fédéral allemand, Frank-Walter Steinmeier.
Tout cela mérite d’être souligné.
Je suis d’accord avec vous, mais vous connaissant, je sens qu’on se dirige tout droit vers l’un de vos « sauf que » …
Sauf que sous l’unité dans les compromis d’aujourd’hui, les conflits de demain sommeillent déjà. Ils risquent d’éclater au grand jour dans un futur assez proche, et leur gestion demandera une grande dose de courage politique.
Et là, je ne parle même pas du potentiel de différends généré par la guerre en Ukraine. Notamment quand il s’agira, en cas d’un accord bancal avec la Russie conclu pour mettre fin à la guerre, de lever – ou non ! – une partie des sanctions.
Pour l’instant, la guerre domine tout, mais elle ne saura couvrir sur la durée les litiges latents au sein même de l’Union.
Vous pensez là sans doute à la victoire électorale de Victor Orbán…
C’est effectivement le premier qui vient à l’esprit, parmi les conflits à venir. Il faudra acter, comme l’a écrit Timothy Garton Ash dans le Guardian, que l’Union compte désormais un régime autoritaire, et en tirer les conséquences. Si on peut saluer l’annonce d’Ursula von der Leyen que les leviers des mécanismes de la conditionnalité liée au respect de l’Etat de droit sont désormais activés, cela nécessitera beaucoup de courage sur la durée, notamment, in fine, au sein du Conseil. Ce sera long, et ce ne sera pas simple.
Et ce n’est rien en comparaison avec la Pologne. Vu l’effort colossal que le pays est en train de fournir dans l’accueil des réfugiés ukrainiens, il sera autrement plus délicat de rappeler à son gouvernement, dont les positions discutables n’ont pas changé d’un iota, que les procédures engagées au sujet du respect des normes démocratiques et de l’Etat de droit sont toujours valables. Cela aussi, cela demandera beaucoup de courage à la Commission et aux autres Etats-membres.
Il n’est effectivement pas évident d’être en même temps solidaire et critique. Et chaque rappel à l’ordre va être exploité avec gourmandise par les europhobes de tous bords.
Je ne vous fais pas dire. Sans oublier que l’Union aura des problèmes sérieux non seulement avec certains de ses Etats-membres actuels, mais aussi avec son ex – le Royaume-Uni, loin d’être un partenaire constructif, notamment sur la question irlandaise – et avec ses membres futurs.
Au moment où, comme le résume l’Economist Intelligence Unit, pour ne citer que ce think-tank, « la guerre que mène la Russie en Ukraine entérine une nouvelle division au sein du continent, trente ans après la chute du Mur de Berlin », il faudra s’occuper rapidement – beaucoup plus rapidement qu’on n’envisageait – de ces voisins qui se retrouvent entre les deux camps.
Il sera difficile de ne pas accélérer les procédures d’adhésion en cours, en lancer d’autres rapidement, peut-être même fixer de nouvelles règles, à la Serbie, par exemple, à laquelle il faudra expliquer qu’il ne sera pas possible de continuer à glorifier ses liens historiques avec la Russie tout en visant une adhésion à l’Union européenne.
Le tout en sachant expliquer tout cela à une opinion publique plutôt rétive à l’idée d’accueillir de nouveaux membres instables et plutôt pauvres.
Conclusion : quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, les acteurs de la construction européenne seront confrontés à de nombreux écueils dans les mois et les années qui viennent. Nos dirigeants politiques devront assumer devant leur électorat les conséquences économiques des sanctions sur la durée, faire preuve d’honnêteté, reconnaître des erreurs commises, défendre le bien-fondé de décisions apparemment impopulaires. Ils devront montrer du vrai leadership – en seront-ils capables ?
Car même pour une communauté qui a accumulé un sacré savoir-faire dans la gestion des conflits, c’est un sacré agenda qui se dessine.
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