Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

Volées en éclat - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Volées en éclat - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.

Je présume que vous n’êtes pas moins ébranlé qu’il y a une semaine par cette irruption de la guerre dans notre quotidien ?

Oh, il n’y a pas que vous et moi et des millions d’Européens qui sommes ébranlés, mais aussi toute une série de vérités et de certitudes dans l’étude des relations internationales.

Tenez : la conviction que l’interdépendance économique mène à une situation de bénéfice mutuel qui garantit la stabilité et la paix. Vous permettez que je vous cite Montesquieu, L’Esprit des Lois  ?

« Le commerce guérit les préjugés destructeurs. C’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce, et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. L’effet naturel du commerce est de porter à la paix.

Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. »

Cette force tranquille de l’interdépendance, reprise à son compte par Jean Monnet, c’est le ciment et les briques de toute la construction européenne ! 

Un prof en relations internationales, tendance « internationalisme libéral », ne pouvait que se féliciter du fait que le pays de l’Ouest versent tous les jours des centaines de millions d’Euros à la Russie pour ses livraisons, fiables et réguliers, de gaz et de pétrole. Sûrement, c’était un gage de stabilité.

Eh bien, je crains qu’il soit amené à ajuster ses théories.

Et c’est loin d’être la seule certitude bouleversée ces derniers jours. 

Dites-moi, Laurence, si j’avais proclamé haut et fort, la semaine dernière, à ce microphone, que jamais l’Allemagne pacifiste dans laquelle j’ai grandi ne livrera des armes dans une zone de conflit et que jamais un dirigeant allemand n’osera, contre une opinion publique profondément antimilitariste, développer les capacités de défense du pays, vous m’auriez dit quoi ?

Je vous aurais donné raison sans hésiter. On les connaît bien, les Allemands. Enfin, on croyait les connaître.

Il suffit d’un week-end et « pschitt » : des certitudes inébranlables volées en éclat. Non seulement le dirigeant a osé, mais il a été approuvé par la population !

Si je vous avais dit – en poussant le soupir habituel de l’Européen déçu par la lenteur et la cacophonie innées de l’Union européenne – que malheureusement, il ne fallait s’attendre à Bruxelles ni à une réaction rapide, ni à une action commune courageuse, et encore moins à de l’unanimité, vous m’auriez dit quoi ?

Je crois que j’aurais soupiré avec vous, peut-être même en rajoutant une louche.

Et si j’avais disserté, avec toute la confiance et l’autorité de celui qui s’y connaît, sur les Finlandais, les Suédois et les Suisses qui jamais n’abandonneront leur sacro-sainte neutralité ; ou sur le refus catégorique des Polonais d’accueillir des réfugiés ; ou encore sur la faiblesse morale relative des démocraties prospères incapables d’imposer des sanctions qui risquent de leur faire mal aussi ; ou pourquoi pas sur le monde du sport toujours en train de louvoyer en se prétendant « apolitique » et en léchant les bottes des puissants et de l’argent, je parie vous ne m’auriez pas contredit non plus.

On dit souvent de tout type d’événements qu’il y a un avant et un après et que plus rien ne sera pareil. La plupart du temps, on relativise vite, en constatant qu’en fait, rien n’a vraiment changé.

Il ne m’est arrivé, pendant toutes ces décennies d’enseignement, que deux fois d’entrer un matin en salle de classe et de dire aux jeunes que là, on était face à une véritable césure et qu’ils feraient bien de noter la date parce qu’on s’en souviendra pendant longtemps comme un tournant dans notre histoire.

La première fois, c’était le 10 novembre 1989, après les images de l’ouverture du mur de Berlin.

La deuxième fois, c’était le 12 septembre 2001, après les images du World Trade Center de New York.

Cette semaine, c’était la troisième fois. J’ai été un peu sonné la semaine dernière par cette irruption de la paranoïa irrationnelle dans l’arène diplomatique, et j’ai mis un week-end à réaliser que c’est également une césure. Le moment où les démocraties ont compris qu’il fallait enfin dire stop à l’agression brutale de l’autoritarisme haineux. Mercredi soir, à la télévision, Emmanuel Macron n’a pas dit autre chose : « La démocratie n’est plus considérée comme un régime incontestable, elle est remise en cause, sous nos yeux. » 

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