Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Après avoir parlé print et télévision dans vos deux derniers éditos, vous restez dans la thématique « médias et démocratie », avec une réflexion sur l’avenir d’Internet.
S’il en a un.
Je ne suis pas sûr de comprendre : vous doutez de l’avenir d’Internet ?
En fait, je doute déjà de son présent.
Bien sûr, dans son impact sur notre quotidien, dans quasiment toutes les sphères de la vie, Internet est devenu omniprésent, indispensable. C’est une banalité de vous le dire, d’autant plus que nous sommes en train de nous parler via une appli du web pour enregistrer cette chronique, qui sera ensuite mise en ligne, justement, et communiquée par les réseaux sociaux.
Le problème est que nous nous sommes habitués au fonctionnement sans accroc d’un outil qui est bien plus vulnérable qu’il n’y paraît. Je ne vais donc pas vous parler de « fake news », de « théories du complot », de « cyber-attaques » ou d’autres côtés sombres du web lui-même, mais simplement de la fragilité accrue de son infrastructure dans une époque marquée par une conflictualité croissante.
De quelle manière les conflits existants ou à venir pourraient-ils porter atteinte à Internet ?
Il y a d’abord les conflits intra-étatiques, au sein notamment des régimes autoritaires, voire dictatoriaux. Je fais référence aux nombreux conflits qui opposent des mouvements de revendication démocratique – par définition issus de la société civile et dont la capacité de mobilisation dépend fortement d’Internet.
Or, les gouvernements disposent de plus en plus de la capacité technique de restreindre l’utilisation du web à tout moment. Dans un article fleuve récent, l’excellente revue en ligne « Rest of World », indépendante et à but non-lucratif, retrace comment cette capacité d’imposer des « blackouts » a été développée depuis le grand soulèvement populaire du printemps arabe, propulsé par l’interaction numérique, et comment les outils nécessaires sont désormais vendus clés en main aux régimes concernés. Des outils toujours plus sophistiqués d’ailleurs, capables de bloquer même les fameux « VPN », les réseaux privés virtuels qui permettaient de contourner les murs de contrôle numérique.
Rien que depuis 2016, des ONG spécialisées comme « Access Now » ont documenté pas moins de 734 coupures d’internet – d’ampleur et de durée variables et dosées en fonction du besoin de répression momentané du régime en place – dans 70 pays.
C’est vrai, chaque vague de répression de ces mouvements, que ce soit au Myanmar, en Iran, ou au Bélarus, est accompagnée de sa coupure partielle ou totale d’Internet.
Qui coûte à chaque fois des dizaines de millions d’Euros par jour aux Etats concernés. Mais l’économie est généralement un moindre souci pour ces régimes par rapport à ce qu’ils appellent la stabilité et l’ordre.
Et là, nous n’avons même pas encore parlé des conflits inter-étatiques à venir, et dont la guerre en Ukraine donne un avant-goût. Dans ces conflits, l’accès à Internet deviendra une arme. D’un côté, il est aisé de cibler les grandes infrastructures du web, non seulement les « data centers », mais surtout les grands câbles sous-marins, par lesquels passent 99% du trafic des données mondiales et qui sont tellement vulnérables qu’on s’étonne presque qu’ils n’aient pas encore fait l’objet de sabotages massifs.
Et il y a les projets de la Chine qui pourraient aboutir à un véritable découplage. Les Routes de la Soie Digitales ne sont pas complémentaires des réseaux existants, mais cherchent bel et bien à établir une infrastructure parallèle et contrôlée par le Chine, avec le but d’être en mesure d’imposer de nouveaux standards technologiques et de nouvelles normes de régulation à tous les acteurs. Pour le Parti Communiste Chinois, Internet est un élément essentiel de la réorganisation du monde, et l’Afrique donne d’ores et déjà un aperçu de la réussite de cette stratégie. Comme l’a résumé la revue technologique Golem récemment, une fragmentation d’Internet dans des espaces séparés n’est plus du tout à exclure.
Finalement, vous doutez moins de l’avenir de l’Internet que de l’avenir de son unité telle que nous la connaissons jusqu’ici ?
Dans « Internet », il y a « inter », c’est-à-dire connexion entre eux d’innombrables réseaux, jusqu’à tisser une toile mondiale. C’est ainsi qu’on nous l’a décrit, dans les années 90 quand tout le monde commençait seulement à pressentir les immenses possibilités.
Internet est à la fois un enfant de la globalisation de ces dernières décennies et l’un de ses plus puissants agents. Il ne peut fonctionner à son plein potentiel que dans un monde mondialisé. Un processus de démondialisation, même lent, même incomplet, lui portera forcément atteinte.
Je vous l’avais dit il y a quelques semaines : nous avons pris l’habitude de critiquer, non sans justification, les effets néfastes de la mondialisation. Mais je prends le pari qu’on finira par la regretter.
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