L’édito d’Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
En principe, vous n’aviez pas prévu de parler de l’anniversaire de la chute du mur de Berlin, célébré le 9 novembre, donc samedi prochain. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
La couverture exceptionnelle dont la commémoration de cet événement a fait l’objet ces dernières semaines. Et les interprétations très différentes qui en sont faites. J’ai été particulièrement interloqué par un article du Monde diplomatique qui a eu un écho retentissant dans les médias et sur les réseaux sociaux. Signé Rachel Knaebel et Pierre Rimbert, il retrace « l’histoire d’une annexion » suite à l’ouverture du mur.
C’est une instruction à charge contre l’élite politique et économique ouest-allemande qui ont, selon les auteurs, tout fait pour étouffer dans l’œuf toute velléité de créer une société alternative à l’est.
D’abord, en faisant miroiter à la population est-allemande, en amont des élections de mars 1990, une union monétaire immédiate qui suggérait une participation pleine et entière à la prospérité occidentale, mais qui ne pouvait avoir qu’un effet dévastateur sur l’industrie, et donc sur l’emploi, de la RDA.
Ensuite, en faisant le choix du démantèlement et de la liquidation de grands pans de l’économie de l’est, grâce à la mise en place de la Treuhandanstalt, cette « agence fiduciaire » chargée de la privatisation des entreprises d’état, c’est-à-dire, de la quasi-totalité des firmes. Si possible, toujours en faveur d’hommes d’affaires de l’Ouest, y compris les plus louches.
Enfin, en procédant, plutôt qu’à une unification entre égaux, à une simple intégration de cinq nouveaux Länder fraîchement (re)constitués dans une structure fédérale préexistante, en leur imposant l’ensemble du modèle social et économique.
Malheureusement, une bonne partie de ces accusations, portant sur un processus qui se déroulait en moins d’un an, sont justifiées. En rétrospective, il y a eu effectivement beaucoup de brutalité dans la mise en œuvre de ce changement énorme.
Sauf que… Je sens que vous allez continuer avec un « sauf que » !
Effectivement, j’en ai plusieurs, des « sauf que ». Deux méritent particulièrement qu’on s’y attarde.
Ma première objection concerne le portrait très manichéen qui est fait de l’Allemagne de l’Ouest, comme si elle était à l’époque entièrement peuplée de prédateurs cyniques. Désolé, j’y étais, c’était plus complexe que cela.
Nous étions nombreux, à l’Ouest, à souhaiter que soit mise en place une coexistence de deux états démocratiques, afin de laisser le temps à la société est-allemande d’imaginer son avenir avant de songer à une unification qui nous paraissait précipitée. Nombreux aussi à espérer qu’il y aurait là une occasion de proposer autre chose que le genre d’autosatisfaction néo-libérale que proposait Helmut Kohl depuis sept ans déjà, un chancelier qui, en 1989, était jugé usé et incompétent par plus de la moitié du pays.
Ma deuxième objection porte sur le portrait qui est dressé de la société est-allemande. Elle n’était pas composée d’une majorité de braves dissidents, avides de construire une nouvelle société. Au contraire, ceux qui avaient eu le courage de braver, avec le soutien de l’église protestante, la répression et fini par vaincre le système, ne représentaient qu’une petite minorité. Comme dans toutes les sociétés prérévolutionnaires, la grande majorité de la population était soit inféodée au régime et, du coup, risquait gros dans tout changement, soit préférait faire le dos rond en attendant.
Ou alors, ils étaient tellement désabusés et convaincus que cela ne changerait pas pour le mieux qu’ils partaient tout simplement à l’Ouest. Rien qu’en 1989, une fois la frontière entre la Hongrie et l’Autriche devenue poreuse au printemps, 350 000 citoyens est-allemands ont émigré vers la République fédérale, suivis de 250 000 de leurs compatriotes en 1990. Nous appelions cela « le vote avec les pieds » !
Il y a beaucoup à dire sur la société de consommation, mais il faut reconnaître son immense pouvoir d’attractivité sur ceux qui en sont privés. La très grande majorité des Allemands de l’Est voulaient y avoir accès, tout de suite, et entièrement.
Et ils ont mis la pression sur les dirigeants allemands. Il y avait, lors du débat sur le bien-fondé d’une Union monétaire préalable à l’unification, des manifestations avec un slogan terrible – je le cite en allemand : « Kommt die D-Mark, bleiben wir, kommt sie nicht, gehn wir zu ihr ! ». En français : « Si le mark arrive, nous restons ici. S’il ne vient pas, nous irons chez lui ! »
Wow ! C’est presque une forme de chantage !
Cela avait le mérite d’être clair et cela a semé un petit vent de panique.
Je persiste à penser, comme les auteurs du Monde diplomatique, que l’Union monétaire immédiate était une grande erreur, et que dans l’ensemble, les dirigeants de l’Ouest n’ont pas géré l’unification de la manière la plus équitable ou juste.
Mais pouvaient-ils vraiment faire autrement ? Il fallait arriver à stopper l’hémorragie inquiétante des émigrants. La fenêtre d’opportunité – c’est-à-dire la bienveillance de Mikhail Gorbatschov – pouvait se fermer à tout moment. Refuser le Deutsche Mark aux Allemands de l’Est relevait du suicide politique. En fait, les politiques étaient davantage poussés par les événements que maîtres du destin du pays.
Ceux d’entre nous qui auraient souhaité un autre cours de cette histoire ont fini par hausser les épaules. Trente ans plus tard, il est facile de faire le procès des uns et des autres. A l’époque, sur place, c’était un peu plus compliqué.
Allez, une question indiscrète : vous-même, vous l’avez vécu comment, le 9 novembre 1989 ?
J’ai passé, incrédule, toute la soirée devant la radio, en essayant de préparer des cours. Et le lendemain matin à 8 heures, j’étais en face de ma classe de cinquième qui me demandait « Qu’est-ce qui se passera maintenant, Monsieur ? » Je leur ai répondu : « En vérité, on n’a aucune idée comment tout cela finira, mais notez bien la date d’hier, on en parlera encore dans trente ans ! »