Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

Un dernier vol - Albrecht Sonntag

Un dernier vol - Albrecht Sonntag

Chaque semaine, Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management à Angers nous fait part de son bloc notes, et nous renseigne sur les grands sujets européens.

Aujourd’hui, début d’un bilan de l’année 2022 !

Bilan assez personnel, je l’avoue. Mais c’est le moment : on va vers la fin de l'année, c'est toujours une occasion de regarder en arrière. Et c'est ainsi que je vous propose pour les semaines avant Noël trois pages du bloc-notes consacrées à des choses que j'ai faites pour la dernière fois en 2022.

Premier épisode : 21 avril, à l'aéroport de Dublin, la dernière fois que j'ai pris l'avion.

Vous voulez dire que vous n'avez plus pris l'avion durant le restant de l'année 2022 ?

Non, je veux dire que cela aura été la dernière fois dans ma vie.

Ah, d'accord ... Ce n'est pas un peu radical, comme résolution ?

C'est le changement qui nous attend qui est radical. Pas ma décision.

Pour tout vous dire, il y a même un peu d'hypocrisie dans mon choix. Car renoncer à l'avion ne me demande aucun sacrifice douloureux. En tant qu'Européen, je suis privilégié d'habiter un continent drôlement petit, doté de réseaux routiers et ferroviaires denses et fiables. J'ai aussi la chance que mon pays d'origine n'est pas situé sur l'autre rive d'un océan. Et j'ai soixante ans, j’ai eu largement le temps de remplir quelques albums photos.

Pour les plus jeunes, ce sera plus difficile. Vous ne voudriez quand même pas que vos étudiant·es soient privé·es de la découverte d'autres cultures !

Bien sûr que non. Je me suis assez investi, tout au long des années 1990, dans le développement du programme ERASMUS, puis dans la mise en œuvre des accords de Bologne, pour apprécier à sa juste valeur le caractère formateur des périodes d'expatriation.

Mais il faut quand même commencer quelque part pour réduire drastiquement l'empreinte carbone du trafic aérien. Il représente au moins 6% des émissions au niveau mondial, c'est énorme. Et le nombre de vols parfaitement inutiles me paraît significatif.

Vous proposez de rationner les vols, comme Jean-Marc Jankovici, qui suggère, de manière fort provocatrice, un plafond de quatre voyages en avion au cours d’une vie par personne ?

Je n'irais pas jusque-là, les besoins et les situations personnelles sont trop divers. Et je n’ai pas la bravoure d’affronter les foudres de l’ensemble de l’industrie du tourisme.

Mais je ne vois pas pourquoi en 2022, avec toute l'expérience de la pandémie, on continue à se déplacer pour des réunions ou des conférences qui pourraient être organisées dans de très bonnes conditions à distance. On y va en avion, pour rentrer le lendemain. Cela faisait classe en 2000, mais en 2022, c'est juste absurde.

Sans même parler des jets privés, dont les émissions par personne transportée sont, dans le premier sens du terme, inadmissibles.

Et pourtant, tout continue comme avant, le tourisme comme les voyages d'affaires.

Faux. Selon les prévisions du secteur, ils doivent même augmenter considérablement dans les années à venir. Moins en Europe, mais ailleurs dans le monde. L’association du transport aérien international table bien sur 5,6 milliards de voyageurs en 2030, et compte sur une croissance moyenne annuelle de 3,2% d’ici 2039. Oui, oui, vous avez bien entendu : 2039. Que voulez-vous aussi que change d’ici là ?

En tout cas, il y a du beau business dans l’air, c’est le cas de le dire.

Alors qu'on sait pertinemment que les carburants alternatifs, solaire ou hydrogène, ne sont pas vraiment prêts à l’emploi, et quand ils le seront, s’ils le sont un jour, ils ne seront pas la panacée écologique non plus.

En attendant, j'ai vu, je ne sais combien fois au cours de cette année, les journaux télévisés du service public ouvrir le ton grave sur la canicule et la sécheresse, tout en clôturant sur une suggestion de voyage vers des destinations exotiques à l'autre bout du monde.

A chaque fois, j'ai eu envie de crier « ne voyez-vous vraiment pas à quel point les deux sont liés ? ». Hélas, mon téléviseur est resté muet.

On va l’excuser. Mais votre observation illustre à quel point il est difficile de changer de façon de penser...

Oui, je vous encourage à faire le test dans votre entourage. Jetez la proposition provocatrice de Jean-Marc Jancovici en pâture, et observez l’incrédulité totale sur les visages qui fait vite place à une défense acharnée du statu quo.

Et pourtant, l'avion n'est que le début d'un grand nombre de changements radicaux qui nous attendent. Nous commençons à en prendre la mesure, puis, incrédules et intimidés devant l'ampleur, nous y opposons un déni un peu confus.

Je n'aurai jamais visité physiquement les pyramides de Gizeh, le mont Fuji ou la Copacabana. Et alors ?

Personne n'ignore plus qu'il faut changer. Beaucoup s'en doutent que le changement devra être radical. Mais tout le monde à de très bonnes raisons de ne pas renoncer à ses habitudes, à ses acquis.

Mais la planète, déjà malade, nous le rappelle : survivre, c'est changer. Et changer vraiment, c'est renoncer.

Je sens qu’on va en reparler, de ce mot.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.