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Le marché unique européen et la compétitivité de l'Union européenne

© European Union 2024 - Source : EP Le marché unique européen et la compétitivité de l'Union européenne
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Dans leurs chroniques sur euradio, Jeanette Süß et Marie Krpata dressent un état des lieux des relations franco-allemandes et de la place de la France et de l’Allemagne au sein de l’UE et dans le monde. Elles proposent d’approfondir des sujets divers, de politique intérieure, pour mieux comprendre les dynamiques dans les deux pays, comme de politique étrangère pour mieux saisir les leviers et les freins des deux côtés du Rhin.

Bonjour Marie, vous nous proposez aujourd’hui de nous parler des rapports récemment présentés par Enrico Letta et Mario Draghi sur le marché unique européen et la compétitivité de l’UE. C’est aussi l’occasion de revenir sur la « sécurité économique », un terme de plus en plus à la mode en France et en Allemagne mais au fond on se demande ce qu’il recouvre. Pour commencer, je souhaiterais vous demander quels sont les enjeux sur le plan économique en Europe – et en particulier en France et en Allemagne – en ce moment ?

En France, le niveau d’endettement atteint les 112% du produit intérieur brut (PIB) et le déficit public les 5,5% – on est loin des critères de Maastricht.

En Allemagne, on fait face à une récession et les industries énergivores sont particulièrement fragilisées par les effets de la guerre en Ukraine. D’autre part, des secteurs clef, comme l’industrie de l’automobile, souffrent d’une consommation en berne, à la fois en Allemagne, mais aussi en Chine, le principal marché d’exportation de l’Allemagne. Des entreprises comme Volkswagen sont fragilisées par le retard pris sur des concurrents comme le chinois BYD ou l’américain Tesla sur les véhicules électriques. Or, le secteur de l’automobile est crucial. C’est toute une chaîne de valeur qui est touchée et ce sont des millions d’emplois en Europe qui en dépendent.

Il y a une sérieuse crainte de désindustrialisation, renforcée par des politiques industrielles comme le fameux « Inflation Reduction Act » américain : les entreprises pourraient privilégier une implantation ou délocaliser leurs activités aux Etats-Unis au détriment de l’Europe pour profiter de subventions et de crédits d’impôts.

Dans ce contexte, deux rapports ont été établis à quelques mois d’écart sur le marché intérieur et sur la compétitivité de l’UE. Qu’en ressort-il ?

Plusieurs constats découlent du rapport d’Enrico Letta : le marché européen est fragmenté, l’UE n’investit pas assez dans la recherche et le développement et certains grands groupes américains ont davantage de moyens à leur disposition que l’Union européenne. Autant de handicaps par rapport à la Chine et aux Etats-Unis.

Le rapport de Mario Draghi fait écho au rapport d’Enrico Letta. Il explique que :

- L’Europe a raté la révolution numérique ce qui la freine aujourd’hui en matière d’innovation.

- Mario Draghi en appelle aussi à une débureaucratisation de l’UE pour délester en particulier les petites et moyennes entreprises.

- De plus, Mario Draghi affirme que si l’UE veut éviter le décrochage par rapport aux Etats-Unis et à la Chine, elle doit investir, évoquant la possibilité d’un endettement commun. L’Allemagne n’y est pas favorable.

- D’après Mario Draghi, il faut aussi une politique commerciale étrangère cohérente au sein de l’UE, c’est-à-dire renforcer la résilience des chaînes de valeur de l’UE par des accords commerciaux. La France y est réticente.

La « sécurité économique » gagne du terrain en Europe, on l’a dit dans l’introduction. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Le constat est le suivant : si les entreprises européennes sont en difficulté c’est aussi à cause de certaines pratiques d’acteurs tiers. Par exemple si on s’intéresse aux Etats-Unis, l’extraterritorialité du droit américain, les sanctions secondaires ou les contrôles aux exportations. D’autre part, les pratiques déloyales de la Chine comme les subventions d’Etat pour les véhicules électriques. La Chine a d’ailleurs menacé l’UE de contremesures en cas de droits de douane supplémentaires des Européens sur les véhicules électriques chinois, ce qui inquiète en particulier l’Allemagne.

Ces exemples montrent qu’on rompt avec un libéralisme économique profondément ancré dans l’ADN de l’UE. En Allemagne, cette prise de conscience, accélérée par la pandémie du coronavirus et le découplage avec la Russie pour l’approvisionnement en hydrocarbures, a été rude.

Résultat : la sécurité prend le dessus sur les considérations d’efficacité économique. Pour concilier les deux, on parle de « sécurité économique », à laquelle l’UE a dédié une stratégie en juin 2023.

En quoi consiste cette stratégie concrètement ?

La stratégie de sécurité économique s’articule autour de trois piliers :

Premier pilier : « promouvoir » – c’est-à-dire se donner les moyens de ses ambitions notamment à travers l’innovation dans les technologies d’avenir qui s’inscrivent dans la double transition, verte et numérique. Des initiatives sur les semi-conducteurs et les matériaux critiques ont vu le jour et permettent de décliner ce pilier de manière concrète dans deux secteurs précis.

Deuxième pilier : « protéger » – c’est-à-dire se doter d’instruments de défense commerciale pour protéger l’UE contre les pratiques déloyales d’acteurs tiers comme les pratiques coercitives, les subventions, le dumping, ou les investissements dans des infrastructures critiques qui pourraient être malveillants...

Troisième pilier : « établir des partenariats » – il s’agit en effet de diversifier les sources d’approvisionnement et les débouchés pour les produits européens pour être mieux lotis si l’un d’eux faisait défaut.

Faut-il en conclure que l’UE est plutôt bien armée avec ces différentes stratégies et initiatives pour affronter les différents défis en matière de compétitivité?

Si les politiques tentent de créer des incitations pour que les entreprises diversifient leurs activités afin de réduire leurs dépendances, notamment par rapport à la Chine, ils ont finalement peu de moyens pour contraindre les entreprises. L’exemple du PDG de BMW, Ola Källenius, affirmant vouloir investir encore davantage en Chine montre la dichotomie entre les ambitions des politiques et la pratique des entreprises.

A cela s’ajoutent les rivalités entre pays membres de l’UE : face à la crainte de raréfaction de ressources et au blocage en matière de politique commerciale européenne, on voit que des pays comme l’Allemagne prennent les devants et concluent des accords sectoriels notamment avec le Chili ou la Serbie, pour avoir accès à des ressources minières. On est bien loin d’une coopération véritablement européenne dotée d’une vision stratégique à long terme.

A travers ces exemples, on comprend les limites de la stratégie européenne de sécurité économique. C'est la quadrature du cercle en somme.

Une interview réalisée par Laurence Aubron.