Stressé par l’actu ? Perdu dans la jungle des médias ? Accro aux flux d’info inutiles ? Le groupe de réflexion IMS, Information pour le monde suivant, se penche sur les enjeux actuels et futurs de l’information sur euradio.
Dans ce sixième épisode, Patrick Busquet, Président d’IMS, nous rappelle que selon leur importance, selon leur impact dans les sociétés et dans nos esprits, selon nos subjectivités aussi, certains éléments de la vie sont traités comme des faits ou bien comme des événements. Mieux vaut donc s’accorder sur ces deux termes !
En 1976, l’équipe de football de Saint-Étienne accède à la finale de la coupe d’Europe des clubs champions. Dans la salle du secrétariat de rédaction, le chef du services des sports emporte la décision de titrer l’édition de ce jour-là pleine page sur « l’épopée des Verts ». Il laisse tomber ce commentaire : « C’est l’événement du jour. » A côté de lui, un secrétaire de rédaction hausse les épaules : « C’est un événement pour vous, pour ceux qui vivent de sport mais ce n’est en rien un événement du monde. Cette finale n’a qu’un impact particulier, limité, très limité, ailleurs d’autres événements ont un impact bien plus grand pour des populations ».
L’argument n’ébranla pas le rédacteur-en-chef des sports. Il n’y eut pas de débat. Cette anecdote interpelle sur la manière dont on construit l’actualité, comme sur la difficulté d’établir ce qu’est un fait et ce qu’est un événement.
Comment identifier un fait ?
Le journalisme a structuré son regard de manière à déterminer les faits qu’il reporte - rapporte. Pour cela, la production d’information doit, avant tout, répondre à 5 questions :
Il s’agit de publier des faits ainsi définis qui aient été vérifiés, dont plusieurs sources attestent. Un fait est un élément de la vie qui génère un impact sur la vie collective. Par exemple : un accident automobile qui crée une perturbation affectant un grand nombre de personnes.
Lorsqu’à la fin de l’année 2021, le Président des Etats-Unis déclare que la Russie va envahir l’Ukraine , il n’exprime pas un fait : il s’agit d’une déclaration découlant de renseignements, voire d’une opinion, peut-être d’une manipulation. Cette déclaration révèle deux faits : le premier est que le président des Etats-Unis a produit cette annonce ; le second est que la Russie a massé des troupes à la frontière de l’Ukraine.
Donc pour envahir ce pays ?
Ceci relève du commentaire, de l’analyse ou de la prospective car à ce moment-là, aucune observation n’atteste. Quelques semaines après, la Russie envahit l’Ukraine. L’envahissement de ce pays par les troupes russes est un fait. Mais plus encore…
Comment identifier un événement ?
L’envahissement militaire de l’Ukraine est un fait d’une telle envergure qu’il devient aussitôt un événement. Son caractère exceptionnel, d’une dimension internationale engageant le continent européen, lui confère un traitement en rapport avec l’effet qu’il produit dans la société ukrainienne, mais aussi dans les pays voisins, voire sur la paix du monde.
Résumons : un fait est qualifié d’événement par son incidence sur la vie collective, et notamment par la rupture qu’il crée dans le cours de sociétés. Il est important d’être attentif à la chaîne des faits qui génèrent certains événements. Quand, à la fin du XXème siècle, le mur de Berlin est démoli, c’est un fait majeur, aussitôt vécu et traité comme ce qu’il est : un événement qui transforma l’Europe et les rapports internationaux. Pour autant, peut-on considérer cet événement au seul éclairage de populations démolissant ce mur ?
Il est la résultante d’années de contestation de l’ex-URSS, de centaines d’Allemands ayant tenté de franchir cette frontière au prix de leur vie pour beaucoup d’entre eux, de militants et de prisonniers politiques, de réfugiés dans les pays étrangers… Si l’événement ouvre un nouveau cycle par la rupture qu’il provoque, il clôt d’abord un enchaînement de faits qui ont bâti les conditions de sa singularité.
Cependant, tous les faits et événements ne sont pas informationnels ni médiatiques.
La victoire des Talibans en Afghanistan en 2021, si elle a été couverte médiatiquement au départ des troupes occidentales du pays, a été très peu traitée en information. Les Talibans ne sont pas entrés du jour au lendemain dans Kaboul, ils ont progressé, remporté des victoires…. Or, ces faits (pas davantage que les bombardements de drones étatsuniens des années durant) n’ont pratiquement pas eu d’existence médiatique. Or, ils ont transformé la vie de millions d’Afghans et d’Afghanes et provoqué des dizaines de milliers de morts.
Enfin, il faut également apprendre à identifier des faits ou des événements qui sont… artificiels. Par exemple, un ministre qui recourt souvent à des repas sur des budgets publics, en consommant du homard en une époque de forte contestation de la rue. On ne peut pas prétendre que ces faits aient une importance collective déterminante. Néanmoins, surmédiatisés et traités comme un événement, ils produisent leur effet : la démission du ministre en question. Ce en quoi le fait peut être… une construction.
Entretien réalisé par Laurence Aubron et Cécile Dauguet.