Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
L’actualité de ce début de printemps 2023 en France, c’est bien sûr la réforme des retraites. Le texte a été voté au Sénat, mais le gouvernement a dû dégainer l’article 49-3 de la Constitution pour le faire adopter, et les manifestations vont bon train. Comment est-ce perçu en Allemagne ?
La question passionne nos voisins, avec des mécanismes politiques très différents, mais surtout une contestation très forte : dans l’hémicycle avec les forces d’opposition, dans la rue avec les journées de grève et de mobilisation à répétition, sans compter les violences qui en ont émaillé certaines. Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas vu une telle mobilisation - avec même un front syndical uni. L’Allemagne hésite entre fascination pour la capacité française à la contestation, et sidération pour le climat de tensions très fortes. Il serait bien évidemment facile d’en tirer comme conclusion que décidément la confrontation est une spécificité française, quand Berlin serait plutôt adepte du compromis.
Tout d’abord, le fonctionnement des retraites est-il très différent entre nos deux pays ?
Oui, en Allemagne on peut partir à la retraite à partir de 63 ans, et 67 ans à terme pour partir sans décote - cet âge est progressivement relevé. Et il faut avoir travaillé 45 ans à temps plein pour avoir une retraite complète. De manière sans doute proche à Paris et à Berlin, les questions sont complexes sur les carrières longues, les temps partiels, la pénibilité, l’emploi des seniors - même si le manque global de main-d’œuvre qualifiée en Allemagne est plutôt favorable pour les seniors - ou le financement pérenne du modèle de retraites. Avec une question encore plus aiguë en Allemagne, celle de la pauvreté des retraités. On n’aura pas l’occasion d’en discuter en détails ici, donc je vous invite, Laurence, à écouter l’épisode sur les retraites du Podkast de la journaliste Hélène Kohl.
Pour revenir sur les clichés de la contestation française et du compromis allemand : quelle est leur part de vérité ?
Les Français ont une culture de la confrontation bien plus forte - et la période politique est d’ailleurs aux tensions. A Berlin, la méthode même du 49-3 n’existe tout simplement pas, et l’habitude est beaucoup plus à la recherche du compromis.
Mais l’Allemagne n’est pas non plus toujours celle que l’on voudrait croire. Il y a eu toute une série de grèves à l’automne 2022 pour des augmentations des salaires dans la métallurgie notamment, sur fond d’inflation record et d’une situation économique qui reste plutôt positive. Des grèves continuent, avec notamment ce lundi 27 mars la plus grande depuis rien de moins que… 31 ans. Aucun train grande ligne ne circule et la plupart des vols sont annulés, avec des aéroports même fermés.
Pourquoi une telle grève ?
L’appel à la grève vient des syndicats ver.di et EVG : cet appel commun est inédit. Ils représentent 2,5 millions d’agents des services publics fédéraux et municipaux, et 230 000 des entreprises ferroviaires. L’enjeu, ce sont les négociations salariales en cours : ver.di et EVG demandent plus de 10 % d’augmentations, tandis que les employeurs proposent 5 %. Cette grève intervient alors que l’inflation court toujours à des niveaux historiquement élevés (8,7 % en février 2023 sur un an en Allemagne), et que d’autres branches ont obtenu des augmentations (à la Deutsche Post en mars 2023 par exemple) ou mènent des négociations, dans la santé par exemple.
Au-delà de ce 27 mars, nos voisins font de manière générale beaucoup moins grève : pourquoi ?
C’est lié à la fois à cette culture de la négociation et du compromis - un héritage historique de l’Allemagne qui en a fait un fondement de la démocratie en 1949 - mais aussi aux différences du droit de grève.
La grève est bien sûr autorisée en Allemagne - elle est d’ailleurs inscrite dans la Loi fondamentale - mais uniquement à l’appel des syndicats, et au titre des négociations des conventions collectives. La grève ne peut pas être politique ou générale, elle n’a que très rarement lieu avant les négociations et ne peut pas avoir lieu pendant : il faut donc un constat d’échec des négociations. La grève est donc avant tout branche par branche. Enfin, des catégories comme les fonctionnaires ne peuvent pas faire grève : c’est le principe de proportionnalité et de respect de l’intérêt général, qui fait l’objet de débats récurrents mais qui s’applique toujours.
Une situation très différente en France, sans doute aussi liée au faible taux de syndicalisation dans notre pays.
Oui, nos syndicats sont beaucoup moins représentatifs : moins de 7 % des salariés contre 20 %. En France, tout le monde peut faire grève, et un front syndical uni est rare. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a aucun dissensus en Allemagne, mais la puissante Confédération des syndicats allemands, la DGB, entend avec près de 6 millions de cotisants - et malgré une érosion des effectifs ces dernières années - réunir l’ensemble des courants.
Les syndicats sont-ils vraiment bien plus puissants en Allemagne qu’en France ?
Les taux de syndicalisation sont bien plus importants, c’est indéniable, et ils sont beaucoup plus influencés dans le débat public. En revanche, selon la Fondation Hans Böckler, proche des syndicats, en 2019, le nombre de salariés couverts par une convention collective était de 98 sur 100 en France, contre 57 sur 100 en Allemagne. L’augmentation du nombre de salariés non couverts par une convention collective explique en partie l'érosion des effectifs syndiqués en Allemagne ces dernières années.
Pour conclure sur les tensions en France, un journaliste de l’agence de presse allemande DPA se demandait récemment si l’expression allemande pour “vivre comme un coq en pâte”, “vivre comme Dieu en France” avait encore un avenir devant elle.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.