Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. On a beaucoup critiqué l’Allemagne, qui paraissait le maillon faible des Occidentaux, et la lenteur de ses réactions. Un an après, où en sommes-nous ?
La situation est paradoxale. D’un côté, l’invasion russe a cristallisé une évolution radicale en Allemagne, de l’autre cette évolution est parfois plus visible dans les discours que dans les faits.
Pourquoi l’évolution de l’Allemagne à l’aune de la guerre en Ukraine est-elle si “radicale”, comme vous la décrivez ?
L’Allemagne est un pays très attaché à la stabilité. Pour l’assurer, elle mettait l’accent sur l’économie, y compris en matière de relations internationales. Et elle était très réticente à l’idée d’assumer des responsabilités internationales.
Ce qui a changé : l’Allemagne a pris acte d’un “changement d’époque”, c’est la fameuse “Zeitenwende” du chancelier Olaf Scholz dans son discours au Bundestag trois jours à peine après l’invasion russe. Et de nombreux tabous sont tombés. L’Allemagne s’emploie depuis à repenser ses relations avec la Russie. Elle a également accepté de considérer des projets non plus uniquement comme économiques - comme celui du gazoduc Nord Stream 2 - mais comme géopolitiques. L’Allemagne dépendait pour son gaz à 40 % de la Russie : depuis 2022 ces importations ont été quasiment compensées, et l’économie, malgré l’inflation et les difficultés, paraît encaisser le choc. Et l’Allemagne a aussi accepté de livrer des armes, y compris “offensives” comme des chars, à l’Ukraine, pays en guerre.
Le véritable tournant est celui du logiciel politique. Et pourtant, cette évolution n’est pas toujours devenue une réalité concrète en Allemagne : pourquoi ?
J’insiste : elle est évidente dans les discours, et plutôt partagée à travers l’ensemble du spectre politique et parmi la population. Mais cette évolution ne va pas sans tensions. D’une part, parce que c’est un tournant à 180°, et qu’il n’est pas sans conséquences - l’inflation par exemple pèse sur toute la société.
D’autre part, parce que cette évolution ne va pas sans difficultés politiques, juridiques, ou administratives. En matière de défense par exemple, un faible pourcentage des 100 milliards d’euros inscrits au printemps 2022 dans la Loi fondamentale pour 5 ans a été dépensé, tandis que le budget annuel n’est pas encore à 2 % du PIB, malgré les promesses faites. Sans compter que les questions des munitions, des armements de manière générale, ou de la rationalisation des procédures d’achat public ne paraissent pas encore réglées.
La transformation est-elle tellement vaste qu’elle demande du temps, beaucoup de temps ?
Oui, certainement. Pour continuer sur la défense : la question fondamentale n’est pas tant de dépenser plus, que de bien dépenser - et donc de mettre à plat les besoins dans un contexte stratégique qui a changé. L’armée allemande, plus encore que les autres armées européennes, a subi de sévères coupures budgétaires qui l’ont laissée exsangue, alors même que l’invasion de l’Ukraine oblige à se préparer au risque d’un conflit de haute intensité : c’est un problème politique, diplomatique, militaire et industriel. Plus largement, cette “Zeitenwende” intervient alors que l’Allemagne fait face au besoin majeur de se moderniser sur bien des plans, par exemple en matière d’infrastructures, des transports au numérique. Autrement dit, la tâche est immense - et les attentes aussi.
Comment cette évolution est-elle perçue ?
Ce qui reste frappant, c’est la perception largement négative des évolutions allemandes. Le gouvernement de coalition et le chancelier paraissent systématiquement attendre le dernier moment, sous pression, pour prendre des décisions - sur les sanctions européennes envers la Russie, sur la fin des importations énergétiques russes, sur les livraisons d’armes à l’Ukraine… Il ne faut pas se méprendre sur cette “Zeitenwende” : des dynamiques préexistantes ont été cristallisées par la guerre en Ukraine, mais ce n’est pas une évolution pro-active de l’Allemagne, plutôt une réaction à un monde qui a changé.
Est-ce un problème de communication ?
En partie, oui, conjugué à un problème de coordination, d’ailleurs bien visible au sein de la coalition - sans compter peut-être des ambitions politiques et électorales en son sein.
Mais c’est aussi lié à la manière dont la vie politique fonctionne en Allemagne : les ministres sont responsables dans leur domaine, et le chancelier n’intervient qu’en cas de difficulté. Ce qui est donc mis sous le feu des projecteurs, c’est la dispersion des pouvoirs entre ministres fédéraux, entre le gouvernement et le Bundestag ou le tribunal constitutionnel, entre fédération et régions… Olaf Scholz n’a pas tort lorsqu’il souligne le consensus politique, et la clarté : tant que ce n’est pas “oui, c’est “non”, pas “peut-être”. On peut aussi reconnaître l’attention portée aux alliances : l’Allemagne a attendu un engagement coordonné fin janvier 2022 pour annoncer l’envoi de chars Leopard en Ukraine. Ce que l’on peut attendre de l’Allemagne : une plus grande prise en compte de ses partenaires européens.
Cette “lenteur” n’est donc pas nouvelle ?
C’est assez semblable à l’attitude d’Angela Merkel - ce qui n’a pas empêché l’ancienne chancelière d’être louée pour sa prudence et son engagement européen. À changement d’époque, changement d’attentes et de perceptions ? Au fond, quelle Allemagne voulons-nous ? Il me semble que le regain d’incompréhension et de tensions à l’automne 2022 entre Paris et Berlin ne doit pas être traité à la légère : au moment où l’Allemagne accepte de prendre des responsabilités internationales accrues, on a entendu des critiques qui semblaient oubliées, avec même l’idée d’une “troisième guerre mondiale” entre nos deux pays. Le Kremlin a sans doute intérêt à notre discorde, nous avons intérêt au dialogue et à la coordination entre partenaires et amis : à l’unité.
La situation est paradoxale. D’un côté, l’invasion russe a cristallisé une évolution radicale en Allemagne, de l’autre cette évolution est parfois plus visible dans les discours que dans les faits.
Pourquoi l’évolution de l’Allemagne à l’aune de la guerre en Ukraine est-elle si “radicale”, comme vous la décrivez ?
L’Allemagne est un pays très attaché à la stabilité. Pour l’assurer, elle mettait l’accent sur l’économie, y compris en matière de relations internationales. Et elle était très réticente à l’idée d’assumer des responsabilités internationales.
Ce qui a changé : l’Allemagne a pris acte d’un “changement d’époque”, c’est la fameuse “Zeitenwende” du chancelier Olaf Scholz dans son discours au Bundestag trois jours à peine après l’invasion russe. Et de nombreux tabous sont tombés. L’Allemagne s’emploie depuis à repenser ses relations avec la Russie. Elle a également accepté de considérer des projets non plus uniquement comme économiques - comme celui du gazoduc Nord Stream 2 - mais comme géopolitiques. L’Allemagne dépendait pour son gaz à 40 % de la Russie : depuis 2022 ces importations ont été quasiment compensées, et l’économie, malgré l’inflation et les difficultés, paraît encaisser le choc. Et l’Allemagne a aussi accepté de livrer des armes, y compris “offensives” comme des chars, à l’Ukraine, pays en guerre.
Le véritable tournant est celui du logiciel politique. Et pourtant, cette évolution n’est pas toujours devenue une réalité concrète en Allemagne : pourquoi ?
J’insiste : elle est évidente dans les discours, et plutôt partagée à travers l’ensemble du spectre politique et parmi la population. Mais cette évolution ne va pas sans tensions. D’une part parce que c’est un tournant à 180°, et qu’il n’est pas sans conséquences - l’inflation par exemple pèse sur toute la société.
D’autre part parce que cette évolution ne va pas sans difficultés politiques, juridiques, ou administratives. En matière de défense par exemple, un faible pourcentage des 100 milliards d’euros inscrits au printemps 2022 dans la Loi fondamentale pour 5 ans a été dépensé, tandis que le budget annuel n’est pas encore à 2 % du PIB, malgré les promesses faites. Sans compter que les questions des munitions, des armements de manière générale, ou de la rationalisation des procédures d’achat public ne paraissent pas encore réglées.
La transformation est-elle tellement vaste qu’elle demande du temps, beaucoup de temps ?
Oui, certainement. Pour continuer sur la défense : la question fondamentale n’est pas tant de dépenser plus, que de bien dépenser - et donc de mettre à plat les besoins dans un contexte stratégique qui a changé. L’armée allemande, plus encore que les autres armées européennes, a subi de sévères coupures budgétaires qui l’ont laissée exsangue, alors même que l’invasion de l’Ukraine oblige à se préparer au risque d’un conflit de haute intensité : c’est un problème politique, diplomatique, militaire et industriel. Plus largement, cette “Zeitenwende” intervient alors que l’Allemagne fait face au besoin majeur de se moderniser sur bien des plans, par exemple en matière d’infrastructures, des transports au numérique. Autrement dit, la tâche est immense - et les attentes aussi.
Comment cette évolution est-elle perçue ?
Ce qui reste frappant, c’est la perception largement négative des évolutions allemandes. Le gouvernement de coalition et le chancelier paraissent systématiquement attendre le dernier moment, sous pressions, pour prendre des décisions - sur les sanctions européennes envers la Russie, sur la fin des importations énergétiques russes, sur les livraisons d’armes à l’Ukraine… Il ne faut pas se méprendre sur cette “Zeitenwende” : des dynamiques préexistantes ont été cristallisées par la guerre en Ukraine, mais ce n’est pas une évolution pro-active de l’Allemagne, plutôt une réaction à un monde qui a changé.
Est-ce un problème de communication ?
En partie, oui, conjugué à un problème de coordination, d’ailleurs bien visible au sein de la coalition - sans compter peut-être des ambitions politiques et électorales en son sein.
Mais c’est aussi lié à la manière dont la vie politique fonctionne en Allemagne : les ministres sont responsables dans leur domaine, et le chancelier n’intervient qu’en cas de difficulté. Ce qui est donc mis sous le feu des projecteurs, c’est la dispersion des pouvoirs entre ministres fédéraux, entre le gouvernement et le Bundestag ou le tribunal constitutionnel, entre fédération et régions… Olaf Scholz n’a pas tort lorsqu’il souligne le consensus politique, et la clarté : tant que ce n’est pas “oui, c’est “non”, pas “peut-être”. On peut aussi reconnaître l’attention portée aux alliances : l’Allemagne a attendu un engagement coordonné fin janvier 2022 pour annoncer l’envoi de chars Leopard en Ukraine. Ce que l’on peut attendre de l’Allemagne : une plus grande prise en compte de ses partenaires européens.
Cette “lenteur” n’est donc pas nouvelle ?
C’est assez semblable à l’attitude d’Angela Merkel - ce qui n’a pas empêché l’ancienne chancelière d’être louée pour sa prudence et son engagement européen. À changement d’époque, changement d’attentes et de perceptions ? Au fond, quelle Allemagne voulons-nous ? Il me semble que le regain d’incompréhension et de tensions à l’automne 2022 entre Paris et Berlin ne doit pas être traité à la légère : au moment où l’Allemagne accepte de prendre des responsabilités internationales accrues, on a entendu des critiques qui semblaient oubliées, avec même l’idée d’une “troisième guerre mondiale” entre nos deux pays. Le Kremlin a sans doute intérêt à notre discorde, nous avons intérêt au dialogue et à la coordination entre partenaires et amis : à l’unité.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.