Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
On parle souvent d'apprentissage des langues étrangères : quelles sont les stratégies de Paris et Berlin pour l’allemand et le français ?
La France et l'Allemagne font de l'apprentissage de leurs langues respectives une priorité, c'était à nouveau rappelé dans le traité d'Aix-la-Chapelle en 2019. Il y a aussi des stratégies régionales. La Sarre entend ainsi devenir d'ici 2043 le premier Land bilingue français-allemand : c'est l'objectif de sa “stratégie France” depuis 2014. En Alsace, plus de 15 % des élèves du premier degré suivent un enseignement bilingue en allemand et en alsacien, et les autres un enseignement renforcé en allemand. On a organisé la formation des professeurs et toute une série de dispositifs comme les classes bilangues, les sections européennes ou internationales allemand pouvant ouvrir sur l’Abibac, à la fois Bac et Abitur. L’OFAJ, l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, a également multiplié depuis 1963 les initiatives, et offre des opportunités à qui veut étudier ou cherche une bourse, un job, un stage, un volontariat ou un échange.
Au-delà des stratégies et des outils mobilisables : concrètement, où en sommes-nous en matière d’apprentissage de l’allemand en France, et du français chez notre voisin ?
Il y a de plus en plus loin des intentions affichées aux réalités de terrain - on peut même considérer que l’enseignement de l’allemand est à bien des égards sinistré. En France, 95 % des élèves choisissent l’anglais comme première langue en 6° : l’allemand n’a plus qu’une part résiduelle, et est passé de plus de 600 000 élèves dans les années 1990 à moins de 150 000. Certes, c’est encore moins pour l’italien ou l’espagnol, mais l’espagnol se rattrape comme seconde langue avec 75 % des élèves contre 13 % pour l’Allemand, et l’Italien comme troisième langue -40 % contre moins de 2 %.
Pourquoi de telles différences en matière d’apprentissage des langues ?
En 6°, cela tient à la domination écrasante de l’anglais -98 % des élèves apprennent l’anglais à l’école primaire. Cela tient aussi à la réputation de l’allemand d’être difficile, voire “élitiste” sinon peu utile - réputation assez similaire à celle du français en Allemagne, où son apprentissage régresse avec moins de 15 % des élèves concernés. De moins en moins d’élèves, de moins en moins de professeurs… : le risque est donc celui d’un recul cumulatif, avec des fermetures de ces enseignements réputés “élitistes” et aux effectifs réduits. L’allemand se retrouverait relégué aux régions frontalières et à quelques sections internationales ou européennes. Ce qui n’encourage pas les vocations de professeurs, au-delà de considérations plus générales sur les conditions de travail ou le salaire. Près de ¾ des postes d’Allemand ouverts aux concours ne sont pas pourvus faute de candidats - et même l’Alsace peine à maintenir son enseignement bilingue.
On n’a parlé que d’apprentissage, pas de degré de maîtrise ou de pratique. Je croise assez souvent des personnes qui ont fait 8-10 ans d'Allemand… mais qui ont oublié, faute de pratiquer.
Pourquoi alors continuer à apprendre l'allemand en particulier ?
Beaucoup de bonnes raisons : c'est notre voisin, avec lequel la réconciliation s’est ancrée précisément dans les échanges. C’est aussi notre premier partenaire économique, notre second client pour le tourisme, avec une utilité professionnelle bien réelle de l’allemand dans beaucoup de secteurs - pas seulement pour devenir professeur d'allemand, mais aussi avocat, médecin, ingénieur, dans les administrations publiques, les entreprises, les think-tanks… la relation franco-allemande prend de très nombreuses formes, dans un cadre européen comme bilatéral. Étant donné l'importance du marché allemand, première économie européenne, industrie forte qui manque de main-d'œuvre notamment qualifiée, apprendre l'allemand a un sens professionnel fort. Car si l’anglais est un outil de communication efficace, la maîtrise de l’allemand reste un moyen privilégié d’entretenir et d’approfondir les relations : les compétences linguistiques de Jean-Marc Ayrault ou de Bruno Le Maire ont logiquement été considérées comme un atout en politique.
N'y a-t-il que des raisons surtout économiques à apprendre et pratiquer l’allemand ?
Elles sont loin d'être négligeables ! Mais c’est aussi une formation intellectuelle, un pas de côté par rapport à sa langue maternelle, ses réflexes culturels ou politiques. Une langue, c'est certes une grammaire, des règles de conjugaison ou de syntaxe, mais aussi un vocabulaire, un univers spécifiques, des concepts parfois intraduisibles et qui pourtant permettent aussi de dire le monde dans lequel nous vivons. L’allemand n'est pas simple, surtout au début : mais tout apprentissage a ses difficultés - et ses richesses.
Dans ce cas, pourquoi ne pas seulement - et déjà - apprendre l'anglais ?
Oui, apprenons aussi l’anglais, mais ce n’est pas une langue universelle, ni universellement parlée - y compris en Allemagne ! Au sein de l'Union européenne, nous n'avons plus que les Irlandais et les Maltais dont ce soit la langue maternelle - et encore, le gaélique ou le maltais y coexistent. Pourquoi donc s'obliger à abandonner le fondement même de l'UE, l'unité dans la diversité ? Si apprendre à écouter les autres, à comprendre la manière dont ils pensent, a aussi un intérêt économique, industriel, scientifique, technologique, professionnel, tant mieux !
Dans son livre blanc de 1996, la Commission européenne défendait d’ailleurs l’objectif du trilinguisme - qui rejoint les intérêts de la France : la place du français à travers le monde dépend aussi de sa diffusion en Europe. Mais sa promotion suppose que la France favorise l’enseignement des langues sur son propre sol - au-delà des proclamations des sommets franco-allemands, le chantier est immense, et urgent pour l’allemand.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.