Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche sur la Présidence française de l'Union européenne.
Alors que se poursuivent les négociations autour de l’Ukraine, la situation est en train de se tendre dans les Balkans occidentaux, où l’on voit réapparaître le spectre des années 1990. Sous les yeux d’une UE impuissante face à la montée des tensions nationalistes.
Depuis les accords de Dayton, de 1995, les revendications séparatistes des ethno-nationalistes serbes et celles de leurs alter ego croates structurent la vie politique en Bosnie. Les tensions sont allées crescendo ces dernières décennies, et semblent désormais hors de contrôle.
Le 10 décembre, Milorad Dodik, l’homme fort de la République serbe (RS) – l’une des deux « entités » du pays, avec la Fédération croato-bosniaque –, a fait adopter par le Parlement de Banja Luka un plan de sortie des institutions bosniennes dans un délai de six mois. La date fatidique est donc le 10 juin – ce qui correspondra à peu près à la fin de la présidence française de l’UE. Dodik veut créer des institutions bosno-serbes indépendantes, notamment une armée. Un projet qui rappelle celui de Radovan Karadzic au début des années 1990. À l’époque, on s’en souvient, la Bosnie avait été plongée dans une guerre de 4 ans qui avait provoqué la mort de 100 000 personnes.
Pour illustrer sa détermination, le 9 janvier, à l’occasion de l’anniversaire de la République Serbe née en 1992, anniversaire dont la célébration est « anticonstitutionnelle » en Bosnie, Milorad Dodik a organisé un défilé paramilitaire dans les rues de Banja Luka. Il a fait marcher côte-à-côte des « forces de police » bosno-serbes très militarisées et les membres d’une milice russe issue des Loups de la nuit, un club de proche de Vladimir Poutine. Le même jour, un peu partout en République serbe de Bosnie comme en Serbie, des parades ultranationalistes et des manifestations islamophobes (contre les Bosniens musulmans) se sont multipliées.
Pour le dire clairement, il reste désormais cinq mois pour éviter un possible nouveau conflit.
Comment a réagi la communauté internationale ?
Si Milorad Dodik se permet ces provocations, c’est qu’il bénéficie de soutiens directs. Celui de la Serbie, bien sûr. Mais aussi l’appui indirect de la Croatie, qui voit là une occasion d’en finir avec la Bosnie-Herzégovine en tant qu’État et donc de favoriser les revendications sécessionnistes de l’autre « entité » du pays, la Fédération croato-bosniaque. Dodik bénéficie du soutien de la Russie, symbolisé par le défilé de miliciens russes, et aussi de celui de la Chine qui se construit actuellement une zone d’influence dans les Balkans. Enfin, il est soutenu par certains membres de l’Union européenne : la Hongrie, la Pologne et la Slovénie.
Les seuls à avoir condamnés les décisions de Dodik ont été les États-Unis, déterminés à défendre les Accords de Dayton de 1995. Ils ont même adopté des sanctions contre Dodik, notamment financières, contre ses avoirs personnels aux États-Unis.
Mais n’est-ce pas l’UE qui est responsable de l’application des Accords de Dayton ?
Effectivement. Et c’est là que le bât blesse. Responsable du suivi de l’accord de paix, l’UE est pour le moment totalement absente dans cette crise. Ni Bruxelles ni Paris ne sont véritablement intervenus. Sauf pour demander à Belgrade et Zagreb de rétablir la stabilité en Bosnie, ce que ni l’une ni l’autre ne souhaite. Or, c’est précisément la passivité de la communauté internationale, et notamment de l’Union européenne dans la région, qui est à l’origine de l’aggravation des tensions. C’est cette inaction qui a encouragé les dirigeants nationalistes des Balkans à aller toujours plus loin.
La crise en Bosnie n’est-elle pas, dans ce cas, aussi une crise de l’UE ?
Il s’agit là, pour le moins, pour elle, d’un test de sa crédibilité dans les Balkans. Avec deux enjeux. A court terme, il s’agit de la sécurité de la région, et des frontières de l’Union. A long terme, il s’agit de montrer la capacité de l’Union à maintenir l’ordre à ses frontières, et à définir une vision pour l’Europe à laquelle pourraient s’identifier les pays balkaniques. Aujourd’hui, l’Union européenne est en train de perdre sa crédibilité auprès des populations balkaniques, et ce, pour deux raisons essentielles.
La première, c’est que, depuis 15 ans, au nom de la stabilité, l’UE a choisi de soutenir des régimes corrompus et clientélistes (Monténégro, Serbie, Albanie…). Les dirigeants autoritaires de ces pays se sont positionnés comme pro-européens, et longtemps. Les dirigeants européens semblent s’en être satisfaits. Mais, ce faisant, l’UE a perdu en crédit aux yeux des populations de ces États.
Deuxième raison : les processus d’élargissement se sont enlisés. Six pays de la région sont candidats pour rejoindre l’Union européenne : l’Albanie, le Monténégro, la Macédoine, la Serbie, le Kosovo et la Bosnie. Cette dernière a présenté sa demande d'adhésion en 2016. Elle vient à peine d’obtenir, en juin dernier, le règlement qui lui permettra de recevoir officiellement le statut de … candidat. Les exemples des pays voisins ne sont pas plus encourageants. La Macédoine a déposé une demande d’adhésion à l’UE en 2004. Elle a obtenu le statut de candidat officiel un an après. Mais les négociations sont ensuite tombées dans une impasse en raison d’un différend avec la Grèce sur le nom de « Macédoine ». Le pays a accepté de modifier son nom. Mais cela n’a pas suffi à débloquer la situation. Parallèlement, alors que l’UE tergiversait, 3 des 6 pays candidats ont à l’UE ont été acceptés au sein de l’OTAN (l’Albanie, le Monténégro et la Macédoine). Ce qui accrédite dans les esprits des populations de la région l’idée que ce qui compte, c’est l’OTAN et non pas l’UE.
Comme pour l’Ukraine, l’incapacité des Européens à afficher une position commune, laisse la porte ouverte aux autres diplomaties, et l’UE est supplantée par l’OTAN, mais aussi par la Russie et la Chine.
Il y a donc urgence, ici comme en Ukraine, à ce que l’UE reprenne la main et sache se faire entendre.
Source photo ©AP
Jenny Raflik au micro de Laurence Aubron