L'édito européen de Quentin Dickinson

"L'Ignorance fait la Force"

Photo de Leeloo The First sur Pexels "L'Ignorance fait la Force"
Photo de Leeloo The First sur Pexels

Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.

Cette semaine, QD, vous voulez nous entretenir d’un principe politique, dont vous dites qu’il peut faire froid dans le dos…

C’est effectivement un slogan politique qui peut à tout le moins surprendre. Il a le mérite de la brièveté et il ne fait appel qu’à des mots simples. Le voici : L’Ignorance fait la Force.

L’Ignorance fait la Force ?!? Mais c’est complètement idiot comme principe !...

…quoique… Vous pouvez en effet comprendre cela comme postulant que, dans une société humaine, l’ignorance du plus grand nombre assure la force de ses dirigeants.

A l’appui de cette idée, on peut notamment constater que, depuis un demi-siècle, notamment chez nous en Europe, le niveau de l’enseignement scolaire et, par effet de continuité, celui des premiers cycles du supérieur, n’a cessé de reculer. En vertu d’une succession d’expérimentations qui se voulaient généreuses et correctrices, la valeur propre des diplômes s’en est trouvée rabotée, dans bien des cas jusqu’à l’insignifiance.

Mais il existe tout-de-même de très nombreux pôles d’excellence dans l’éducation, Quentin Dickinson…

C’est vrai, en particulier dans les disciplines scientifiques et au niveau d’institutions vouées à la recherche. Cela n’est cependant plus le cas dans l’enseignement scolaire ni dans les sciences humaines, pourtant centrales dans la perception et la compréhension de toute société par ceux qui la composent.

Mais en affirmant cela, nous n’évoquons que la situation de l’immense majorité du genre humain. Et l’exception est ici révélatrice.

De quelle exception s’agit-il ?...

De cette partie fortunée de la population de tout pays, qui comprend que la transmission de ses privilèges passe par une solide formation de ses enfants. Voyez les pensionnats britanniques à 60.000 Euros par an, les jardins d’enfants chinois à 12.000 Euros le trimestre, les instituts de perfectionnement suisses, voués à s’assurer que les jeunes filles mariables sachent tenir leur rang (30.000 Euros pour une session unique de six semaines).

Et, ici ou là, il y a la domination justifiée d’un petit nombre d’établissements de l’enseignement supérieur : Oxford, Cambridge, et Édimbourg au Royaume-Uni ; Trinity College en Irlande ; Princeton, Yale, et Harvard aux États-Unis ; Tsinghua, Pékin, et Fudan en Chine, l’Université de Tokyo au Japon – sans oublier les Grandes écoles en France.

La qualité des formations dispensées est incontestable, l’accès réservé aux jeunes les plus brillants – toutefois, la capacité financière des familles à assurer sans limites des cours particuliers préparatoires confère à leurs enfants un avantage majeur. Diplômés, ceux-ci sont prêts à occuper tout naturellement les fonctions dirigeantes dans les entreprises du secteur privé, dans la haute administration, et dans les partis politiques.

L’Ignorance des masses fait donc bien la Force de la minorité. Mais le plus étonnant, c’est que les plus nombreux ne s’en offusquent pas davantage.

Mais l’Histoire, y compris récente, ne manque pas de révoltes, d’insurrections, de révolutions, pourtant…

Certes, mais il faut y voir un effet périodique de soupape de sécurité, accompagnée voire encouragée par une faction dirigeante contre une autre faction dirigeante rivale. Et, pour connaître le succès, tout soulèvement populaire a besoin de cadres bien formés et suffisamment cyniques. Les révoltes de la paysannerie n’ont jamais prospéré. Qu’il suffise de faire le compte du nombre actuel de conflits armés en Afrique – une dizaine – dont le plus représentatif se déroule au Soudan, qui oppose les partisans de deux généraux issus de milieux aisés.

Une dernière précision : L’Ignorance fait la Force, c’est l’un des trois principes du Parti intérieur, cette entité aussi mystérieuse que toute-puissante, qui organise l’État d’Océania au service de Big Brother, dans le célèbre roman d’anticipation de George ORWELL, intitulé 1984.

Ou, pour le dire comme le Prince de LAMPÉDOUSE : Tout changer pour que rien ne change.

Un entretien réalisé par Laurent Pététin.