Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

Humiliations mobilisatrices - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Humiliations mobilisatrices - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.

Je n’aurais pas pensé devoir vous accueillir à notre microphone pour parler d’une guerre sur notre continent.

Effectivement, les événements de ces derniers jours sont bouleversants à plus d’un titre. Et les jours à venir le seront tout autant. 

Permettez-moi, dans cette chronique, de me concentrer sur ce qui m’a le plus frappé cette semaine. Ce n’est pas la décision prise par Vladimir Poutine d’aller jusqu’à l’affrontement militaire – qu’on pouvait voir venir malgré les efforts de Monsieur Macron – c’était la nature décousue, presque déroutante, limite bizarre de son discours de lundi soir.

Etait-ce vraiment différent de ses interventions habituelles à la télévision ?

Oui, je le pense. Je ne vous cache pas que j’ai vraiment été troublé. Il n’y avait dans cette justification de l’occupation d’un territoire souverain plus rien du calculateur froid et réfléchi qui sait qu’il tient les meilleures cartes parce qu’il dispose d’un arsenal guerrier gigantesque et qu’il est prêt à l’utiliser pour mettre les occidentaux devant le fait accompli. 

Il y avait là au contraire un bonhomme blessé dans son orgueil, renfrogné et plein de ressentiment, un Monsieur un peu perdu ressemblant à l’un de ces citoyens bourrés de méfiance envers tout, qui se réfugient dans des théories du complot farfelus, en faisant fi des faits historiques et de toute rationalité. « Plein de rancœur et de colère froide retenues depuis trop longtemps », comme l’a formulé de manière fort pertinente Dov Alfon dans Libération.

Cela m’a rappelé le coup de fil fuité d’Angela Merkel à Barack Obama du mois de mars 2014, il y a huit ans déjà. Elle venait de discuter avec Vladimir Poutine au sujet de son annexion de la Crimée. Effarée, elle a partagé avec le président américain son impression que Poutine vivait désormais « dans un autre monde » et qu’il avait « perdu tout contact avec la réalité ». 

Cela paraissait un peu fort de café, mais il se trouve qu’elle avait vu juste. 

Pas plus tard que mercredi, notre ami Bernard Guetta a, lui, parlé d’un manque de « lucidité » sur notre antenne. Et l’Elysée est même allé jusqu’à utiliser l’adjectif « paranoïaque » dans sa réaction à ce discours.

Je pense que c’est le mot juste. Certes, la paranoïa n’exclut pas que certains torts aient été commis dans le passé à l’égard de celui qui est sous son emprise. 

Mais la paranoïa de Monsieur Poutine ressemble davantage à un cri au secours, une prière : « Donnez-nous le sentiment d’être humiliés, d’être méprisés pour ce que nous sommes, d’être des victimes de ceux qui nous font du mal gratuitement ». 

C’est absurde – la Russie et les Russes ne sont ni agressés ni méprisés par ce qu’on appelle, faut de mieux, les « Occidentaux » – mais ça fonctionne.

Peu d’émotions collectives sont aussi mobilisatrices que l’humiliation. Indigné, outré, ulcéré, le corps de la nation se rassemble derrière son leader, prêt à réparer les injustices historiques. 

Entre la France et l’Allemagne, nous sommes bien placés pour savoir combine le revanchisme, cette sourde amertume savamment entretenue, a été source de mobilisation, de militarisation, et enfin de désir de guerre. C’est un miracle qu’on soit sortis de ce cycle infernal.

Dans la Chine d’aujourd’hui, le parti communiste ne cesse de raviver, pour le cas où la rancune s’estomperait, le souvenir du « siècle d’humiliation » que la plus grande nation sur terre a subi. C’est même devenu une entrée dans Wikipédia à part entière ! En dix-huit langues !

Et ce ne sont que trois exemples. Les mémoires conflictuelles des Etats-nations pullulent d’humiliations imaginées ou réelles. Elles sont d’ailleurs un ressort classique et inépuisable pour les populistes de tous bords et de toute nationalité. 

L’aspect le plus surprenant du discours de Vladimir Poutine, en tout cas à mes yeux, était l’impression qu’il y croyait désormais vraiment. Qu’il n’y avait même plus de cynisme dans sa posture d’un homme pacifique provoqué, offensé, poussé à bout par des forces malveillantes. 

Ce ne serait pas le premier dictateur qui se perd dans une paranoïa d’abord consciemment utilisée à des fins politiques, mais dont la rhétorique aveuglante finit par se superposer à toute raison ou logique.

Je crains que nous y soyons confrontés pendant un bon moment.

Toutes les éditos d'Albrecht Sonntag sont à retrouver juste ici