Cette semaine, nous retrouvons Marie-Sixte Imbert, directrice des opérations de l’Institut Open Diplomacy, pour sa chronique “Relations franco-allemandes”.
L’actualité nous aura rattrapés, nous ne pouvons pas ne pas parler aujourd’hui de la guerre en Ukraine. D’autant qu’elle constitue un véritable tournant stratégique, un moment charnière pour l’Allemagne et l’Europe.
Oui, le terme “historique” est souvent galvaudé, mais il n’est pas exagéré de parler de “révolution”. L’Allemagne fédérale est historiquement pacifiste, en réaction à l’Allemagne nazie. Et le pays considère les relations internationales plutôt sous l’angle économique. Ses outils privilégiés sont le soft power, le dialogue, la médiation. Berlin est réticent à l’emploi de l’outil militaire, et interdit toute exportation d’armes dans des zones de conflit. C’était d’ailleurs un point de friction avec la France. N’oublions pas enfin que l’armée fédérale n’a le droit d’intervenir hors de ses frontières que depuis 1994, pour des opérations de maintien de la paix.
Autant de tabous qui sont donc tombés ces derniers jours. Quelles sont les inflexions majeures en Allemagne ?
Résumons, ces derniers jours :
- L’Allemagne a suspendu la procédure de certification et donc la mise en service de Nord Stream 2. Nous parlions en janvier de ce “gazoduc de la discorde” : le consensus s’est fait depuis, alors que le pays dépend à 55 % du gaz russe.
- L’Allemagne a également donné son accord aux sanctions économiques européennes, inédites et très fortes, contre la Russie. L’unanimité était requise.
- Le pays va aussi, dès cette année, consacrer plus de 2 % de son PIB à la défense, contre 1,4 % jusqu’ici. Berlin a aussi autorisé l’exportation de matériel militaire vers l’Ukraine, et accepté que l’UE fasse de même pour plus de 450 millions d’euros.
- Et surtout, l’Allemagne a officiellement acté ce tournant national et européen, avec un discours fondateur ce dimanche d’Olaf Scholz, le Chancelier fédéral, devant le Bundestag. Et ce tournant semble rencontrer le soutien de la population : une manifestation “monstre” a notamment eu lieu samedi à Berlin.
En Allemagne, ce sont des changements courageux et majeurs. Pour résumer, ils ne concernent pas tant l’attention portée à l’Ukraine, que la grille de lecture. L’Allemagne était déjà l’un des principaux donateurs de l’Ukraine. Mais ce qui était inenvisageable il y a encore quelques jours, est devenu la nouvelle réalité : l’Allemagne et l’Union européenne font leur mue géopolitique. Et ce alors que la coalition SPD-Verts-FDP n’est au pouvoir à Berlin que depuis décembre.
L’attaque russe a fait voler en éclats un grand nombre de tabous. Pourquoi cette nouvelle prise de position allemande, comme européenne, surprend-elle autant ?
On avait vu émerger lors des années 1990-2000 un débat sur le rôle géopolitique de l’Allemagne, à l’aune de son poids économique. Ses alliés, la France, l’Otan, souhaitaient la voir prendre plus de responsabilités, directes. Le pays avait même été présenté ces dernières semaines comme le “maillon faible” des Européens et Occidentaux, suspect de faiblesse ou de complaisance.
C’est ce qui a changé : Olaf Scholz a parlé dimanche de “Zeitenwende”, de changement d’époque. Certes d’autres États européens ont aussi révisé en profondeur leur position mais le nouveau paradigme allemand est déterminant. Au regard de son histoire, de sa géographie, de sa puissance économique, de ses relations avec l’Est européen et de son poids au sein de l’UE.
La guerre en Ukraine aura fait plus en quelques jours que ces dernières décennies. Pourquoi est-ce un tel tournant ?
Tout a changé avec la remise en cause du droit international, des valeurs fondatrices de l’UE et la duplicité russe. L’attaque contre l’Ukraine menace l’ensemble de l’ex-Europe de l’Est - la Hongrie de Viktor Orban l’a d’ailleurs compris ainsi - et l’ensemble de l’UE. C’est une prise de conscience de la nécessité d’assumer des responsabilités internationales dans ce monde qui a changé.
On s’interrogeait lors de la transition politique de l’automne dernier sur le nouveau positionnement international de l’Allemagne. La nouvelle Ministre des Affaires étrangères, la Verte Annalena Baerbock, se voulait ferme, sur les droits de l’homme par exemple. Mais le SPD restait plus prudent, sans oublier que l’ancien chancelier et ancien mentor d’Olaf Scholz, Gerhard Schröder, travaille pour le russe Gazprom. Les liens avec cette figure tutélaire sont coupés.
Nous sommes donc entrés dans une ère nouvelle. A quoi s’attendre pour les relations franco-allemandes ?
Plusieurs questions se posent. On pourrait s’interroger sur le caractère durable ou non des évolutions actuelles, mais ce pays d’ordinaire tant attaché à la stabilité et à la continuité devrait paradoxalement s’y tenir. Au-delà, une deuxième question est celle de ses réflexes, plus volontiers juridiques et économiques que politiques. Jusqu’où la révolution stratégique peut-elle donc aller ? Une autre question est celle du rythme de sa mise en œuvre. A l’image de l’armée de terre allemande “plus ou moins à sec” selon son chef d'État-major, la montée en puissance demandera du temps, de la volonté et de l’organisation.
Finalement, on peut s’attendre à ce que les enjeux d’autonomie stratégique européenne, portés notamment par la France, deviennent véritablement notre grammaire commune. Un rapprochement franco-allemand aussi puissant sur la vision pour l’UE était sans doute ce à quoi on pouvait le moins s’attendre à court terme. Le débat et surtout les politiques publiques pourraient changer d’échelle, en matière de diplomatie, d’industrie, d’énergie.... Avec une dimension nouvelle pour l’adoption fin mars de la boussole stratégique. On attend avec ce livre blanc de définir les orientations de la sécurité et de la défense européennes d’ici 2030.
Marie-Sixte Imbert au micro de Cécile Dauguet