Nous retrouvons Anna Creti, professeure d'économie à l'Université Paris Dauphine et Directrice scientifique de la chaire économie du gaz naturel et de la chaire Economie du climat.
Anna Creti est Professeure d’économie à l'Université de Paris Dauphine-PSL, Directrice scientifique de la Chaire Économie du Gaz Naturel et de la Chaire Économie du Climat, qui développe des programmes de recherche autour de l’économie du changement climatique.
On savait l’Europe dépendante du gaz russe, mais que se passe-t-il en ce début d’année ?
Après la pandémie, la relance de l’économie mondiale a créé une forte demande d’énergie, et donc de gaz. La dépendance européenne a immédiatement augmenté.
Si en 2020 la Russie a couvert 43% des importations de gaz européennes, suivie par la Norvège (avec 20%) et l’Algérie (11%), en 2021, Gazprom a assuré presque 50% des importations.
En ce début d’année, la demande de gaz pour le chauffage accélère et la dépendance s’aggrave. D’autant plus qu’importer le gaz n’est pas seulement une question de volume, mais aussi de « routes ». La Russie possède quatre grands gazoducs et elle peut arbitrer et utiliser Brotherhood, qui transite par l’Ukraine, Yamal, qui passe par Belarus et la Pologne, Nord Stream I, qui approvisionne l’Europe via l’Allemagne, ou le Turk Stream, vers le bassin méditerranéen. Et voilà les termes de la discorde : Brotherhood (ironiquement, la « Fraternité ») et Nord Stream. Les relations entre Gazprom, compagnie détenue par l’Etat Russe, et Naftogaz, détenue par le gouvernement ukrainien, ont toujours été sulfureuses. Et le gazoduc Nord Stream I attend que son jumeau, Nord Stream II, un gazoduc de 1200 km qui connecte la Russie de l’Ouest à l’Allemagne, en passant sous les eaux de la mer Baltique, obtienne l’autorisation de mise en service par l’autorité de la concurrence allemande et de la Commission européenne.
Faut-il craindre une rupture d’approvisionnement du gaz russe ?
Il s’agit d’une situation extrême, qui ne serait pas justifiée du point de vue économique. Les raisons sont multiples. Tout d’abord les importations de gaz se font grâce à une architecture complexe, les contrats de long terme entre Gazprom et les différents énergéticiens européens. Si le volume de gaz sous contrat n’est pas respecté, Gazprom s’expose à des pénalités. Ensuite, les épisodes de 2008 puis de 2014, où la guerre du gaz entre la Russie et l’Ukraine était à l’origine de courtes ruptures d’approvisionnement en Italie, France, Allemagne et Pologne, avait par la même occasion déclenché une procédure d’abus de position dominante contre Gazprom, qui n'a pas intérêt à ce que cela se répète.
La Commission européenne a déjà fait ses premiers pas dans ce sens, en ouvrant une enquête préliminaire sur le marché journalier du gaz en Europe. Ce marché reste également une importante source d’argent pour la Russie, surtout avec un prix de 80 euros/Mwh (contre 15 euros/Mwh en février 2021) : difficile d’y renoncer. Mais du point de vue géostratégique, surtout avec l’actuelle crise politique et migratoire en Ukraine, il y a toujours une probabilité que Gazprom ferme les vannes… c’est la vraie inconnue de l’équation « moins de militaires à la frontière ukrainienne, plus de gaz ? ».
Si Nord Stream II devait être mis en service, l’Ukraine serait-elle contournée ?
Pour l’instant, ce ne serait pas le cas. En 2019, la Russie a signé un contrat quinquennal avec l’Ukraine, qui prévoit un transit minimal de 225 milliards de mètres cubes de gaz et qui sécurise les besoins européens via Brotherhood. Un contrat qui coûte à la Russie 7 milliards d’euro, en plus des 3 milliards d’euros de dédommagement à l’Ukraine, après la crise de 2014. En 2024, il faudra voir quelles seront les conditions du marché du gaz en Europe, et les intérêts russes.
Et si les vannes du gaz russe se fermaient, quelle serait la solution ?
Le prix du gaz serait encore plus élevé. Cela attirerait les bateaux méthaniers en provenance des Etats Unis, du Qatar, d’Australie : c’est le commerce international du gaz naturel liquéfié. Une solution à court terme, qui pèse néanmoins dans l’équilibre politique international, surtout vis-àvis des Etats Unis, qui se positionnent comme garants de l’offre gazière en Europe.
Mais la vraie réponse est plus structurelle : baisser la demande de gaz fossile et accélérer la transition énergétique. C’est la seule façon de sevrer l’Europe du gaz russe.
Source photo : Alexander Bogdanov
Anna Creti au micro de Laurence Aubron.