L'édito européen de Quentin Dickinson

Tomates, aubergines, et IA

© upklyak sur Freepik Tomates, aubergines, et IA
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Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.

Pour ce dernier Édito’ avant les congés d’été, QD, vous voulez vous évader de l’actualité géopolitique : vous nous proposez une petite réflexion sur l’intelligence artificielle…

Prenons le cas d’une très grande cuisine, tapissée d’un grand nombre de placards identiques. Certains rassemblent des petites assiettes, d’autres, des assiettes de taille moyenne, d’autres encore de grandes assiettes ; toutes les assiettes sont rangées par couleur. Une affichette sur la porte de chaque placard permet de connaître la taille et la couleur des assiettes qui s’y trouvent.

Or, le cuisinier a dû s’absenter de façon imprévue ; on sait qu’il a laissé une salade de tomates sur une assiette, dont on ne connaît ni la taille ni la couleur, et on ignore dans quel placard il l’a placée.

Que faire alors ?...

La méthode évidente est d’ouvrir les placards les uns après les autres jusqu’à ce que l’on ait trouvé celui qui renferme l’assiette qui contient la salade de tomates. C’est ainsi que procède un ordinateur. 

Mais l’un des convives connaît bien le cuisinier ; il sait qu’il soigne toujours la présentation des mets et que, généralement mais pas systématiquement, il choisit la couleur de l’assiette en fonction de celle des aliments qu’il y dispose. Donc ce convive, un habitué de la maison, se demande quelle couleur d’assiette conviendrait à une salade de tomates : pas le rouge, on ne les verrait pas ; pas le vert, parce que le cuisinier ajoute toujours quelques feuilles de laitue.

Conclusion : on peut avancer que la salade de tomates serait le mieux mise en valeur sur une assiette blanche.

D’accord, mais ce n’est pas tout…

Reste en effet à déterminer la taille de l’assiette ; il faut nourrir onze personnes, donc plutôt une grande assiette - mais le cuisinier sait que deux personnes détestent les tomates et qu’une troisième y est allergique, ce dont se souvient aussi l’habitué. Par conséquent, une assiette moyenne devrait suffire.

Le convive habitué va donc directement au placard contenant les assiettes blanches de taille moyenne, et y trouve effectivement la salade de tomates.

C’est ce qu’on pourrait appeler une déduction par intelligence latérale. La différence avec le raisonnement de l’ordinateur, c’est que celui-ci est certain de finir par trouver, alors que le convive habitué sait qu’il peut se tromper, et que son raisonnement demeure une hypothèse, tant qu’il n’est pas vérifié.

Mais, QD, désormais, l’intelligence artificielle devrait pouvoir incorporer ce type de raisonnement, non ?...

Tant que le cuisinier présente toujours la salade de tomates sur une assiette blanche, laquelle varie en taille toujours en fonction du même critère du nombre de convives, oui, un ordinateur, à qui l’on apprend cette règle, n’a pas besoin de recourir à l’intelligence artificielle pour désigner le bon placard.

Mais la vraie vie est bien plus complexe, c’est cela ?...

Exactement : car il y a plusieurs cuisiniers, régulièrement renouvelés, leurs habitudes ne sont pas les mêmes, et leur tableau de service fait souvent l’objet de changements de dernière minute. Sans compter qu’on avait prévu des tomates, mais que le cuisinier, qui avait crevé en cours de route et qui avait dû se faire aider pour changer la roue de sa camionnette, était arrivé au marché, alors que toutes les tomates avaient déjà été vendues et que la salade de tomates allait devenir une salade d’aubergines.

Car l’intelligence artificielle se nourrira systématiquement de ce qui est connu, dont la masse ira en se gonflant de façon exponentielle, mais qui ne lui permettra aucune certitude pour déterminer l’avenir, tout au plus des possibilités empruntées au passé, éventuellement classées par probabilité décroissante.

Mais on sent que votre histoire ne s’arrête pas là, QD…

Revenons au cuisinier du jour : il est toujours en période probatoire et redoute de ne pas se voir confirmé. Or, sa belle-sœur se trouve être voisine de l’un des convives ; sollicitée, elle lui communique le numéro de portable de celui-ci, que le cuisinier appelle pour se faire approuver la substitution des tomates par des aubergines. Et l’intelligence artificielle incorpore ce scénario, dont pourtant la probabilité qu’il se reproduise n’adviendra au mieux que tous les vingt-cinq ans – donc parfaitement inutile.

Pourtant, l’intelligence artificielle a déjà à sa disposition une masse de renseignements…

L’intelligence artificielle sait tout du cuisinier : son âge et son parcours professionnel, sa situation de famille et son dossier médical, le montant de ses comptes en banque et son orientation politique. La reconnaissance faciale lui permet en un instant de l’identifier parmi trente mille personnes dans un stade. Mais l’IA n’avait pas pu prévoir la présence d’un gros clou sur la chaussée qui allait empêcher de servir une salade de tomates ce jour-là, parce que cet incident n’était jamais arrivé auparavant au cuisinier.

Cependant, pour les convives, cette mésaventure mineure n’avait rien d’extraordinaire, et la plupart d’entre eux allaient se délecter de la salade d’aubergines – autre élément que l’intelligence artificielle aurait été bien en peine de prévoir.

Conclusion ?...

Il y en aurait certainement plusieurs ; pour ma part, j’estime que l’intelligence artificielle aura toujours tendance à enfermer le futur dans le passé, alors que l’esprit humain est seul capable, de façon objectivement irrationnelle, de concevoir l’avenir.

Ceci vaut aussi bien pour la création artistique… que pour l’exercice de l’État. Je crois que c’est là que je voulais en venir.

Mais, pour l’heure, je vous souhaite un été agréable, à vous-même ainsi qu’à votre doublure, Laurent PÉTÉTIN, et à vous aussi, fidèles auditrices et auditeurs de cette chronique - et on se retrouve autour de ce même micro à la rentrée.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.