Commençons par vous demander de nous expliquer ce qu’est l’économie sociale.
Tout d’abord, merci à vous de me recevoir. L’économie sociale, c’est une alternative à l’économie classique qui ne repose pas simplement sur une logique de profits mais qui propose une autre façon de faire de l’économie, soucieuse de ses responsabilités sociétales, du partage des richesses qu’elle produit et de la qualité des emplois qu’elle crée. Les organisations de l’économie sociale sont des entreprises qui donnent la priorité à des objectifs sociaux et environnementaux, et qui réinvestissent la majeure partie de leurs bénéfices dans l’organisation. Cela varie beaucoup selon les pays mais traditionnellement, cela fait référence à certaines catégories d’entreprises non-lucratives,organisées, par exemple, sous la forme de coopératives, de mutuelles, d’associations ou de fondations, même si le secteur s’est également ouvert, sous l’impulsion de l’Union Européenne, aux entreprises commerciales qui respectent ces conditions. Ainsi, l’économie sociale, c’est aujourd’hui un secteur en plein développement, actif dans un large éventail de secteurs, qui emploie plus de 13 millions de personnes dans l’Union Européenne et qui représente environ 10% du PIB européen.
Et depuis quand l’Europe s’intéresse-t-elle à ce secteur ?
À partir des années 1980s, notamment sous la pression du CESE, du Parlement Européen, et surtout des organisations européennes de l’économie sociale qui souhaitaient faire entendre leurs revendications. Ainsi, c’est en 1989 que la Commission Européenne a commencé à intégrer l’économie sociale dans son agenda politique en reconnaissant pour la première fois le concept d’économie sociale, ce qui ouvrira la voie à l’adoption d’une base juridique pour les coopératives, les associations, et les mutuelles. La vision de l’économie sociale de la Commission, à ce moment là et dans les années qui ont suivi, était donc claire : on était dans une approche statut par statut, avec la volonté, par l’adoption de textes législatifs, d’aller vers une reconnaissance des statuts de l’économie sociale. Cependant, avec des résultats mitigés, si on considère que seul son règlement de 2003 reconnaissant la forme et la singularité de la société coopérative dans l’Union Européenne a été adoptée, contrairement à ses projets portants sur les mutuelles et les associations.
L’Europe est-elle toujours aujourd’hui dans cette approche statut par statut de l’économie sociale ?
La réponse est non. En effet, après s’être intéressée à l’économie sociale par l’intermédiaire de statuts, l’Union Européenne aborde désormais et depuis la fin des années 2000s le secteur de l’économie sociale non plus de manière restrictive mais de façon plus globale, en adoptant une définition sur la base de la finalité suivie par les acteurs, en se fondant essentiellement sur le concept assez large d’entreprise sociale. En effet, à partir de la crise de 2008, les institutions ont pris conscience du fait que les entreprises sociales étaient plus résilientes que les entreprises classiques face aux chocs et que, surtout, elles devaient faire face à de nombreux obstacles qui les empêchaient de se développer : je pense aux difficultés d’accès à des financements privés et européens, au manque de données sur la situation de l’économie sociale en Europe, mais surtout aux grandes divergences réglementaires selon les Etats-membres qui ne permettaient pas aux organisations du secteur d’avoirdes cadres juridiques nationaux favorables à leur développement. La Commission Européenne a donc voulu répondre à ces obstacles et a ainsi présenté son Initiative pour l’entrepreneuriat social en 2011.
La Commission Européenne a publié son nouveau Plan d’Action pour l’économie sociale en décembre dernier : est-ce que cela signifie que l’Initiative pour l’entrepreneuriat social a échoué ?
Très bonne question. Alors, oui et non. Oui, car il existe encore de nombreux obstacles entravant le développement des entités de l’économie sociale : on a des cadres juridiques encore insuffisants dans de nombreux États-membres, un manque de financement, de compétences et de capacités encore importants, une digitalisation du secteur qui reste très faible et donc, toujours, une concurrence déloyale avec les entreprises classiques. La persistance de ces obstacles est d’ailleurs une des raisons qui ont poussé la Commission Européenne à sortir un nouveau Plan d’Action en décembre dernier. Malgré tout, la mise en œuvre de l’Initiative pour l’entrepreneuriat social a quand même permis d’améliorer la situation pour les entités de l’économie sociale, avec, par exemple, pas moins de 16 Etats membres, en 2020, qui avaient introduit une nouvelle législation en la matière, ou une amélioration, certes légère mais quand même notable, dans l’accès aux financements publics et privés et l’accès aux marchés.
Le nouveau Plan d’Action pour l’économie sociale a fait grand bruit dans l’écosystème européen de l’économie sociale, avec une annonce en grande pompe en décembre 2021 et l’organisation, à Strasbourg en février dernier, d’un grand événement au nom ronflant, « L’économie sociale, le futur de l’Europe ». Alors, qu’est-ce que cette nouvelle initiative, tant attendue par les acteurs de l’économie sociale, va vraiment changer ? Et dans quelle mesure peut-on s’attendre à un succès ?
Je pense qu’il faut d’abord constater qu’il y a un changement de perception de la Commission Européenne en ce qui concerne l’écosystème de l’économie sociale en Europe. Cela s’inscrit désormais pleinement dans sa stratégie de transition écologique et de contribution à une reprise économique post-Covid plus juste et équitable, avec moins d’exclusion sociale et un taux d’emploi élevé. Et quand on regarde le Plan d’Action, on voit bien que si sa structure est assez similaire à l’Initiative pour l’entrepreneuriat social. Il tente de répondre plus ou moins aux mêmes problématiques, à savoir la création de conditions propices à l’essor de l’économie sociale, l’amélioration de l’accès aux financements et de la visibilité du secteur. Mais ce nouveau plan va encore plus loin et est plus ambitieux. Parmi les initiatives à suivre, on peut citer pêle-mêle la création d’un portail européen de l’économie sociale, qui permettra de recenser au même endroit des informations sur les fonds, politiques et initiatives européennes intéressant les entités de l’économie sociale, la future recommandation de la Commission au Conseil pour aider les décideurs politiques nationaux à adapter les cadres stratégiques et juridiques aux besoins des organisations de l’économie sociale, ou encore la mise en place de l’initiative « Acheter social » pour soutenir la création de partenariats locaux entre des organisations de l’économie sociale et des entreprises ordinaires.
Pour résumer, le Plan d’Action a été plutôt bien accueilli par l’écosystème de l’économie sociale en Europe, même si maintenant, il va falloir suivre de très près dans les mois et années à venir la mise en œuvre du Plan d’Action, qui constitue surtout et avant tout une incitation à l’action : on peut donc dire que le succès ou non de l’initiative dépendra grandement de la capacité des acteurs de l’économie sociale à se l’approprier, mais aussi et bien évidemment de la déclinaison des politiques publiques aux niveaux européen et national.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.