Les histoires d'Europe de Quentin Dickinson

L'Affaire Cresson

Photo de Hassan Anayi sur Unsplash L'Affaire Cresson
Photo de Hassan Anayi sur Unsplash

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Cette semaine, Quentin Dickinson, vous allez nous raconter une Histoire d’Europe que vous avez suivie de près…

Nous sommes le 23 janvier 1995 : sous la présidence de l’ancien Premier ministre luxembourgeois Jacques SANTER, se met en place la Commission européenne, renouvelée pour le mandat habituel de cinq ans.

Le Commissaire européen choisi par le gouvernement français sera Edith CRESSON, elle aussi précédemment chef de gouvernement (et d’ailleurs la première femme à recevoir les clefs de Matignon).

Dans la négociation préparatoire, PARIS a obtenu des responsabilités étendues pour Mme CRESSON : la Science, la Recherche, et l’Aide au développement.

Paradoxalement, c’est cette multiplication de portefeuilles bien distincts qui sera à l’origine de ce que l’on appellera rapidement – mais bien injustement – l’Affaire CRESSON.

Comment cela ?...

C’est qu’à l’époque, tout commissaire européen a droit, tout au plus, à cinq collaborateurs directs, quelle que soient l’étendue et la variété de ses responsabilités. Et le cabinet de Mme CRESSON a du mal à suivre le rythme qu’elle lui impose.

C’est alors que son directeur de cabinet, le pionnier de la construction européenne François LAMOUREUX, un proche de Jacques DELORS, lui révèle l’existence d’un système, dit des Visiteurs scientifiques, qui permet à la Commission européenne de recruter des experts extérieurs pour des missions d’une année, éventuellement renouvelable. 

Et c’est donc à ce système qu’aura recours Edith CRESSON ?...

En effet. Elle s’était particulièrement engagée dans la lutte contre le VIH, et souhaitait s’appuyer sur quelqu’un de confiance qui aurait le temps de participer aux congrès, de plus en plus nombreux, consacrés à la recherche dans ce domaine, et qui viendrait régulièrement lui en rendre compte.

Son choix se porte sur un vieil ami ; il s’agit du Dr René BERTHELOT, dentiste-chef de clinique à CHÂTELLERAULT, dans la Vienne, fief politique de Mme CRESSON.

Le Dr BERTHELOT s’acquittera de cette tâche sous forme de rapports écrits et de comptes-rendus oraux. Engagé par la Commission au niveau le plus bas de la catégorie des Visiteurs scientifiques, il est reconduit au bout d’un an et promu au grade suivant. Malade, il ne pourra cependant pas terminer sa seconde année ; il mourra peu après.

C’est assurément triste, mais où se situe le problème ?...

C’est qu’Edith CRESSON a une langue volontiers acerbe et assez dévastatrice pour ceux qui ont le malheur de se mettre en travers de sa route – pas vraiment un style auquel on est habitué à la Commission européenne.

Et, faute d’oser l’affronter directement, ses détracteurs se sont alors lancés dans une campagne de dénigrement, sur le thème délicat de « elle a embauché son dentiste, qui est aussi son amant, dans le cadre d’un emploi entièrement fictif ».

Et c’est là qu’intervient l’autre cause de l’Affaire CRESSON.

De quoi s’agit-il ?...

Pour faire court, la Commission, que conduit tant bien que mal Jacques SANTER, prête le flanc à de nombreuses critiques et s’en défend aussi mollement que maladroitement ; les députés européens et les journalistes basés à BRUXELLES s’en donnent à cœur-joie. Et, au Parlement européen, commence à poindre à l’horizon le spectre d’une motion de défiance, qui entraînerait automatiquement la démission collective du collège des commissaires européens.

Et l’entourage de M. SANTER pense avoir trouvé la parade : on va sacrifier Mme CRESSON, contrainte à la démission, et, ayant largué ce lest, la Commission reprendrait aussitôt de la hauteur. Le Parlement européen applaudirait. Imparable.

Sauf que…

…sauf que cela n’avait pas l’ombre d’une chance de réussir, car c’était mal connaître Jacques CHIRAC, alors Président de la République, que de croire qu’il accepterait que le Commissaire français soit éjecté pour sauver la tête de M. SANTER.

Et donc…

…et donc, après des mois de confusion, pour éviter la censure du Parlement européen (ce qui aurait constitué une première historique), Jacques SANTER a finalement présenté la démission collective de la Commission le 15 mars 1999. Comme Jules César, M. SANTER aura eu le tort de ne pas s’être méfié des Ides de Mars.

Mais l’Affaire ne s’est pas arrêtée là, il y a eu des suites judiciaires…

C’est que, stupidement rancunière, la Commission européenne porte plainte contre Edith CRESSON, tant devant la justice belge (pour corruption) que devant la Cour de Justice européenne (pour manquement aux normes de comportement souhaitables dans l’embauche du Dr BERTHELOT).

Le Tribunal correctionnel de BRUXELLES a rejeté la plainte et a prononcé un non-lieu généralisé.

Marchant sur des œufs, la Cour européenne, elle, a voulu rendre un jugement de Salomon : les conditions du recrutement du Dr BERTHELOT pouvaient être critiquées, a-t-elle jugé, mais pas la réalité du travail qu’il avait presté. Balayées, les minables prétentions de la Commission de priver Mme CRESSON de sa retraite de commissaire. Nous étions le 11 juillet 2006.

Fin de l’Affaire CRESSON, alors ?...

Juridiquement, oui. Moralement, la Commission européenne en tant qu’institution et Romano PRODI, successeur de Jacques SANTER, ne sortent pas grandis de leur acharnement à vouloir la perte de Mme CRESSON, cinq ans durant, au nom d’une bien curieuse interprétation de la notion de transparence.

On ajoutera que nombre d’eurodéputés et de journalistes spécialisés – dont certains toujours en fonction – préféreraient aujourd’hui qu’on ne rappelle pas trop leur rôle dans cet épisode inutilement coûteux et parfaitement lamentable.

Et les principaux intéressés, comment ont-ils réagi ?...

Edith CRESSON, qui a toujours eu le cuir épais, n’a jamais douté de la mauvaise foi de ses adversaires ni de l’issue favorable pour elle de l’aventure. Elle s’est lancée avec succès dans le développement des écoles de la deuxième chance. Âgée aujourd’hui de quatre-vingt-onze ans, elle vit toujours à PARIS.

Quant à Jacques SANTER, quatre-vingt-huit ans aujourd’hui, redevenu député européen deux mois après son départ de la Commission, il m’a accueilli chaleureusement et en pleine forme, en marge d’une session parlementaire à BRUXELLES, et a tenu absolument à me faire admirer la nouvelle ALFA-ROMEO dont il venait de prendre livraison.

Depuis lors, je m’interroge sur les qualités spécifiques qui seraient indispensables à qui voudrait faire carrière en politique.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.