Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
Dans l’actuelle crise ukrainienne, un pays de l’Union européenne affiche un soutien sans faille à l’Ukraine, face à la Russie. Il s’agit de la Pologne. Mais en quoi consiste précisément ce soutien ?
Ce soutien est d’abord politique. La Pologne appuie la candidature de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN, et milite régulièrement en ce sens auprès de ses alliés européens et atlantiques. Varsovie insiste ainsi pour que l’OSCE, dont fait partie l’Ukraine et que la Pologne préside actuellement, soit un des canaux de discussion avec la Russie, pour engager un dialogue diplomatique.
Le soutien est aussi matériel, et militaire. La Pologne a ainsi annoncé le 31 janvier avoir offert à l’Ukraine des dizaines de milliers de munitions. Elle a aussi dit se préparer à une arrivée potentielle sur son sol de près d’un million de réfugiés en provenance d’Ukraine si les négociations avec les Occidentaux devaient échouer et la guerre finissait par éclater. Enfin, la Pologne a décidé de relever le niveau d’alerte en cybersécurité dans le pays, après les attaques sur l’Ukraine.
Pourquoi ce soutien affiché ?
On peut y voir des raisons de politique intérieure. La Pologne compte une importante communauté ukrainienne, dont une minorité de longue date de 50 000 personnes ayant la citoyenneté polonaise. S’y ajoutent environ 300 000 résidents titulaires d’un permis de séjour. Et on estime que le nombre réel des Ukrainiens qui vivent en Pologne est beaucoup plus élevé.
Mais il y a surtout des motivations liées à la relation avec la Russie. Récemment, la Pologne a accusé la Russie d’être à l’origine des flux de migrants à sa frontière avec la Biélorussie. La Pologne, de façon générale, craint la Russie. Il faut souligner le poids de l’histoire : le pays a disparu durant deux siècles suite au Grand Partage de 1772 entre la Prusse, l’Autriche et la Russie. La Pologne a de nouveau fait les frais du pacte germano-soviétique de 1940. Puis elle a été placée sous une forme de tutelle par l’Union soviétique pendant la guerre froide. Bref, les relations très dures qu’elle a entretenues avec la Russie pendant de nombreux siècles expliquent qu’elle s’en méfie.
La Pologne est aussi membre de l’Union européenne depuis 2004. Or, ces dernières années, les relations qu’elle entretient avec les autres membres de l’Union sont assez tendues.
Au cours des dernières années, de nombreux dossiers ont empoisonné les relations entre la Pologne et l’Union européenne : la question du droit à l’avortement et des droits de la communauté LGBT ; le recours à l’état d’urgence et les réformes de la Justice. Varsovie affirme notamment la prééminence du droit polonais sur le droit européen. C’est là un désaccord majeur. Pour la Pologne, les restrictions de l’État de droit sont compatibles avec le fait d’appartenir à l’Union. Pour Bruxelles, non.
L’Europe, en représailles, a brandit des sanctions dans le cadre de l’article 7 du traité de l’Union sur le respect des valeurs fondatrices. Il y a une dizaine de jours, l’Union européenne a ainsi annoncé qu'elle allait prélever, au titre d’amende, 15 millions d’euros sur les fonds européens qui devaient être attribués à la Pologne. Tout cela à cause de son refus de fermer la mine géante de Turow. La Cour de justice européenne avait ordonné sa fermeture en mai 2021 en raison des effets nocifs de son exploitation pour l’environnement.
Donc, on le voit, les sujets de tensions sont nombreux.
Tout cela ne traduit-il pas un désaccord plus profond sur l’attachement à l’Europe des Polonais ?
Il ne faut surtout pas déduire de ces tensions que les Polonais sont eurosceptiques. Cela serait même un contresens. Les données de l’Eurobaromètre montrent que les Polonais sont très europhiles. Plus de 80% des Polonais sont satisfaits de leur présence dans l’Union. Et ils sont plus de 55% à avoir confiance dans les institutions européennes, pour seulement 36% des Français.
Et la Pologne bénéficie des aides européennes ?
Oui, Varsovie est la principale bénéficiaire nette du budget européen : 13 milliards d’euros en 2020. Ces fonds, en particulier les fonds dits "de cohésion" lui ont permis de rattraper une partie de son retard par rapport à l’Ouest du continent : construction d’autoroutes, de métros, de centres culturels, subvention de la politique agricole commune, qui a plus d’un million de bénéficiaires en Pologne. Et les aides européennes sont cruciales pour opérer la conversion écologique puisque à l’heure actuelle le charbon reste la première source d’énergie en Pologne.
Alors pourquoi ces tensions ?
Essentiellement, je pense, parce que la Pologne a une vision de l’Europe qui diffère de celle des pays occidentaux, d’où un grand nombre de malentendus au cours des dernières années. Je mentionnerai trois exemples de ces divergences :
Premièrement, la Pologne a retrouvé depuis finalement assez peu de temps sa souveraineté complète, à la fin de la guerre froide. Elle craint de la perdre de nouveau au sein des institutions européennes.
Deuxièmement, ce qu’elle cherche, c’est une Union plus économique que politique, dans le cadre d’un Europe des Nations, où la priorité reste la souveraineté de chaque pays. Elle attend donc que l’Union européenne la protège comme nations, ne gomme pas son identité nationale.
Enfin, troisièmement, elle ne partage pas toujours la vision des membres fondateurs sur les devoirs qu’implique la participation à l’Union.
Tout cela explique les contentieux multiples entre Bruxelles d’un côté, Varsovie de l’autre, sur le respect d’un État de droit dont la définition n’est pas pleinement partagée.
Source photo © Shutterstock / Anastasia Guseva
Jenny Raflik au micro de Laurence Aubron