L'éco, du concept au concret

Réarmer l’Europe : un pari budgétaire à somme nulle ?

Image d'illustration générée par l'intelligence artificielle. Réarmer l’Europe : un pari budgétaire à somme nulle ?
Image d'illustration générée par l'intelligence artificielle.

La chronique "L'éco, du concept au concret" part d'une idée simple : éclairer l'actualité économique et la rendre plus accessible avec Arnaud WITTMER, une fois par mois.

Aujourd’hui, nous sommes avec Arnaud, doctorant en sciences économiques à Strasbourg, et pour cette chronique, Arnaud, ce que vous voulez explorer avec nous, c’est la question de la défense européenne.

C’est ça ! Un sujet un peu particulier, qui fait figure de marronnier journalistique depuis quelques décennies, puisqu’on le voit régulièrement évoqué sans que rien ne change à propos d’une vision commune de la défense européenne.

Ces derniers mois, cependant, entre les annonces du plan « Rearm Europe » d’Ursula von der Leyen en mars 2025, les engagements pris par les pays membres de l’OTAN de porter leurs dépenses militaires à 3,5 % du PIB (sous la pression notamment des américains), et le lancement du programme SAFE pour soutenir l’industrie de défense européenne, on voit se dessiner une volonté claire : celle de réfléchir conjointement à la défense européenne.

Et sur ce point, le programme SAFE (Security Action for Europe) est particulièrement intéressant. L’idée est la suivante ; on instaure un système de prêts avantageux accordés aux États-membres de l’UE, mais uniquement à condition qu’ils achètent du matériel produit en Europe. Autrement dit, non seulement on vise à financer la modernisation des armées européennes, mais aussi à stimuler les industries européennes déjà existantes, à contrario de celles, par exemple, américaines.

En sachant, Arnaud, que la taille du fonds reste relativement limitée pour le moment.

Oui, effectivement. On parle de 150 milliards d’euros, ce qui, quand on regarde l’ensemble du budget militaire européen, reste relativement minime. Le budget de la défense français représente à lui seul plus de 60 milliards d’euros.

Mais on peut aussi constater que les prêts ne sont pas distribués de façon égale. La France est le troisième bénéficiaire net, à égalité avec la Hongrie, tandis que la Pologne obtiendrait un peu plus d’un quart des prêts offerts, avec 43 milliards d’euros.

A ce stade, l’Allemagne n’en bénéficie pas, mais parce qu’elle n’en a pas besoin ; elle emprunte à des taux similaires à ceux de l’UE, et le principal attrait de SAFE est d’emprunter à des taux faibles (avec la garantie de l’UE) sous condition d’acheter des produits assemblés et conçus au moins à 65% en Europe.

C’est un point de départ, et le premier pilier du plan « Rearm Europe ».

Vous disiez à l’instant que l’Allemagne prévoyait d’augmenter son budget des armées, mais c’est le cas aussi des français, des polonais, de la plupart des pays baltiques ou nordiques… Le mouvement semble déjà bien lancé sans la présence de l’UE.

Oui, tout à fait. Notamment en raison des pressions américaines, comme je le disais plus tôt, mais aussi en raison des évènements de ces dernières années, comme la réélection de Donald Trump et son point de vue sur le Vieux Continent, ou la guerre en Ukraine.

Il y a une forme de consensus qui se forme au niveau des Etats-membres européens pour augmenter les dépenses militaires. Cependant, si l’UE arrivait à convaincre les Etats-membres de s’équiper en majorité à l’aide d’industries européennes, on pourrait aussi voir un effet économique à l’augmentation de ces dépenses. Une forme de relance budgétaire par la hausse des dépenses militaires.

Parce-que si consensus il semble y avoir sur la nécessité d’augmenter les dépenses militaires, tous les pays ne peuvent pas se permettre d’emprunter davantage sans financer ces dépenses. La France, l’Italie, la Grèce… notamment, mais pas seulement.

Et le fait que les dépenses militaires soient exclues de la règle des 3% de déficit ne suffit pas.

Donc avec les prêts garantis par l’UE, on réduit le coût de la dette pour les pays.

Oui, mais seulement si une fois arrivés à terme, l’UE continue de garantir ces prêts. Un Etat ne rembourse que très rarement sa dette. Il rembourse les intérêts de sa dette. Si les prêts sont intéressants dans un premier temps parce-que garantis par l’UE, puis qu’ils ne le sont plus, on revient au point de départ.

Ce qui voudrait dire ?

Ce qui veut dire nécessité de financer ces prêts, soit par une hausse des impôts, soit par une baisse d’autres dépenses publiques. Ce qui n’est ni faisable ni souhaitable pour la plupart des pays du sud de l’UE pour le moment.

Mais, si l’UE parvient à lancer un mouvement de fond, où les Etats-membres n’achèteraient que des armes européennes, on aurait peut-être une issue différente. Parce qu’en produisant au niveau européen, on embauche, on taxe, et on perçoit les revenus tirés de ces dépenses supplémentaires, au niveau européen.

La question n’est pas de savoir si on peut rentabiliser la dépense économiquement, mais au moins la compenser en partie, par la hausse des emplois par exemple. Que ces dépenses estimées nécessaires par le contexte politique international servent dans le même temps de relance (au moins de façon partielle).

Donc on augmente les dépenses, mais plutôt que d’acheter à l’extérieur, on achète dans l’Union européenne. Et donc, on produit localement.

C’est ça. Ce qui veut dire que l’Etat récupèrerait une partie de l’argent investi. Mais problème, tous les Etats européens ne produisent pas les mêmes équipements. Voire n’en produisent quasiment pas. Et cela se ressentirait.

Dans un article de 2014, les économistes Emi Nakamura et Jon Steinsson constatent aux Etats-Unis que lorsque le gouvernement augmente les dépenses militaires d’un point de PIB, le PIB des Etats américains progresse de façon différente. La Californie bénéficie davantage du stimulus que l’Illinois, par exemple.

Développement qu’on risque de constater au sein de l’UE aussi.

Oui. Si tous les Etats européens s’endettent d’un commun accord pour financer la défense commune (que cette défense soit la somme des dépenses individuelles ou une véritable défense commune), mais que seuls certains profitent des retombées économiques, cela va coincer.

Un exemple ; imaginons que la Finlande emprunte (au niveau européen ou non) pour acheter de l’armement français, mais que tous les emplois, les connaissances technologiques restent sur le sol français, la Finlande ira acheter ailleurs.

Avec l’UE, il y a toujours ce même problème de fond ; nous avons théoriquement tous les éléments pour faire fonctionner une défense européenne. Mais si certains Etats en bénéficient plus que d’autres sans mécanismes de compensation, alors cela ne se fera pas.

Un entretien réalisé par Laurent Pététin.